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sur un champ de bataille, brisant, déchirant tout ! Mon premier régiment était irlandais, des fenians et des rebelles jusqu’aux moelles, ce qui ne les empêchait pas de se battre mieux que d’autres pour la Veuve, par esprit de contradiction[1]. Le Tyrone noir... Qui est-ce qui n’en a pas entendu parler ? Piment et gingembre ! Du temps que j’étais avec eux, j’ai coupé une tête un peu trop profondément avec mon ceinturon, de sorte qu’après des circonstances que je préfère oblitérer, j’entrai dans le Vieux Régiment avec la réputation d’un gaillard qui a bec et ongles. Mais nous nous sommes retrouvés, le Tyrone et moi, un jour que nous avions joliment besoin de lui. C’était le jour de « Silver Théâtre[2]. Un boyau entre deux collines, et noir comme un four.

Il y avait dans ce boyau trop de Paythans (Afghans) pour notre commodité, et ils s’appelaient une réserve, s’il vous plaît, étant impudens par nature. Nos Scotchies (les Écossais), et nos Gurkeys (les Ghurkas, indigènes) étaient en train de flanquer une pile à quelques régimens, — ils s’entendent comme des jumeaux, les Scotchies et les Gurkeys, par la raison qu’ils sont si peu pareils, sauf qu’ils se saoulent ensemble quand il plaît à Dieu. Nous n’étions donc qu’une compagnie du Vieux Régiment et une du Tyrone pour doubler la montagne et puis la nettoyer de cette sale réserve. Les officiers étaient rares dans ce temps-là, à cause de la dysenterie et de leurs imprudences. Nous n’avions qu’un officier en tout pour la compagnie, mais c’était un homme ferme sur ses jambes et les crocs bien plantés, le capitaine O’Neil, le vieux Crook de Birmanie... Ah ! oui, c’était un homme ! Les Tyrone, eux, n’avaient qu’un gamin d’off’cier, mais qui était tout de même le diable au commandement, comme vous allez voir. Nous voilà donc, eux et nous, sur la crête de la montagne, de chaque côté du boyau, et, dans le fond, c’t’indécente réserve attendait comme un tas de rats dans un puits.

— Attention, vous autres, dit Crook, qui avait toujours pour nous les soins d’une mère. Roulez sur eux quelques rochers en manière de cartes de visite.

Nous n’en avions pas roulé plus de vingt et les Afghans commençaient à jurer ferme, quand la petite voix criarde de ce gamin d’off’cier du Tyrone traverse la vallée.

  1. Le soldat anglais désigne ainsi la Reine : la Veuve de Windsor.
  2. Les Irlandais ont donné ce nom à la bataille livrée près de Péchaver, en souvenir du théâtre populaire de Dublin.»