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coups de pied. Les officiers n’ont pas d’yeux ni d’oreilles pour ce genre d’accident, — c’est toujours Kipling qui nous le dit, — ce qui vaut à la compagnie B d’être baptisée la brigade au cirage de bottes. « Car il y a cette différence entre l’état militaire et les autres métiers qu’il ne s’apprend pas dans les livres ; l’bomme doit souffrir d’abord, puis il doit apprendre à s’acquitter de sa besogne et acquérir en même temps ce respect de soi-même qu’amène avec lui le savoir. »

Tout le monde reconnaîtra, même en tenant compte des amplifications permises à un romancier, que les mœurs de caserne sont chez nous comparativement douces ; et il ne semble pas qu’au point de vue de la discipline on atteigne de moins bons résultats.

En tout cas, rien de semblable à l’étonnante aventure d’Ortheris et du lieutenant Ouless ne pourrait survenir ici. Pendant que se forme péniblement la compagnie B, un jeune officier, irrité de la stupidité des hommes, exaspéré par l’ardeur du soleil et encore fort mal au courant de son métier, frappe par mégarde d’un coup de badine un soldat qui ne le mérite pas et qui se trouve être Ortheris. La badine se termine par une capsule d’argent quelque peu éraillée qui s’accroche au drap de l’habit rouge et y fait une longue déchirure. Pour l’officier, le cas est clair. Il perdra son brevet, sa carrière est finie, si cet accès d’impatience s’ébruite. La figure de l’offensé est d’un violet noir qui s’assombrit de plus en plus et ne promet rien de bon. Après sept ans de service et trois médailles, être frappé sous les armes, et publiquement, par un blanc-bec ! Cela veut du sang. Au moment même le capitaine passe ; son œil est attiré immédiatement par une omoplate couverte de toile grise quand elle devrait être revêtue d’une tunique. Il interroge, et Ortheris déclare effrontément qu’il s’est déchiré à un clou de la porte du corps de garde.

Rien de plus invraisemblable, vu l’importance du dégât. Le capitaine ne le croirait pas, même si Ouless ne venait spontanément se confesser à voix basse. Mais Ortheris persiste dans son dire, affirmant que l’officier a dû rester trop longtemps sous le soleil, ce qui explique qu’il ne se rappelle plus. Le capitaine garde ses convictions pour lui. Quant au lieutenant, il se demande ce qui lui reste à faire. Pendant qu’il y réfléchit, très perplexe, Ortheris se venge sur les innocentes recrues de l’affront qu’il a subi, en les maltraitant de toute manière, surtout celles qui s’avisent de le plaindre ou de lui donner raison ; il sent d’ailleurs