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on criait un libelle, œuvre du député pamphlétaire Poultier, intitulé : Changement de Domicile ; l’auteur proposait de mettre les Anciens à Montmartre, — jadis lieu de pendaison, — les Cinq-Cents à l’égout, le ministre de la Guerre rue de la Mortellerie, les conscrits rue des Boucheries, les royalistes au cap de Bonne-Espérance.

Les Conseils subissaient tour à tour et repoussaient l’influence des violens. Celui des Anciens s’était ressaisi le premier et cherchait, avec quelque hésitation encore, à se mettre en travers du mouvement jacobin. Les Cinq-Cents jouaient toujours à l’assemblée souveraine, mais n’osaient aller au bout de leurs audaces ; saisis de pétitions tendant à traduire en justice les ex-directeurs, ils repoussaient, après de longs débats, la mise en accusation, craignant de rétablir l’échafaud politique. Une partie des séances se passait à dénoncer des scandales financiers. Plusieurs commissaires et agens du Directoire, Trouvé, Faypoult, Rapinat surtout, dont le nom prédestiné semblait la raison sociale de tout un régime, obtinrent une célébrité honteuse. L’ex-ministre de la Guerre Schérer était continuellement attaqué, mais on hésitait à le poursuivre, parce qu’il passait pour trop bien armé et en possession de secrets compromettans ; il aurait dit : « Je ne crains rien, j’ai des papiers ; il faut que quarante hommes me défendent ou qu’ils tombent avec moi. » Les modérés, sans trop s’émouvoir, laissèrent les Jacobins épuiser contre lui leur répertoire d’invectives.

En somme, aucune majorité stable ne se dégage. Les deux fractions de l’assemblée l’emportent alternativement l’une sur l’autre et s’émiettent elles-mêmes en groupes agités. De part et d’autre, les meneurs, les orateurs, sont peu nombreux, mais constamment sur la brèche : parmi les Jacobins, Jourdan, Briot, Talot, parleurs infatigables ; de l’autre côté, Marie-Joseph Chénier, dont l’éloquence académique ne porte guère ; Boulay, « figure ronde et sanguine, » qui montre du tempérament oratoire et de la vigueur ; et subitement, Lucien Bonaparte se met hors de pair. À tout propos, il discute, pérore, déclame ; tragédien et comédien politique, c’est en outre un bon manœuvrier parlementaire, et il trouve le temps, entre tous ses combats, de brasser des affaires et de roucouler aux pieds de Mme Récamier. La situation de son frère Joseph, affable, accueillant, bien posé, grandit dans le monde en même temps que la sienne s’affirme au parlement ; tous deux exploitent le souvenir du grand frère et par momens se jugent