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mais Bonaparte, avec tout son génie, avec son formidable prestige, n’eût pas réussi peut-être à s’approprier l’État, si une partie des gouvernans ne lui eussent, à leur insu, aplani les voies, si un travail antérieur à son retour d’Egypte et s’accomplissant dans le sein des pouvoirs publics, un travail interne, n’eût préparé fortuitement son œuvre et ne lui eût mis en main, au moment donné, tous les élémens de succès. La dictature a pu être considérée comme l’aboutissement nécessaire de la Révolution telle qu’elle s’était comportée ; son établissement eut toutefois, à côté de causes lointaines et profondes, des causes déterminantes et directes, qui agirent pendant plusieurs mois. Il est possible que la chose se fût faite en tout cas ; il n’est pas indifférent de voir comment elle se fit.


I

Depuis la chute de Robespierre jusqu’à l’avènement de Bonaparte, un fait domine l’histoire politique de la Révolution : l’effort des révolutionnaires nantis, en possession des places principales et de l’influence, pour se maintenir au pouvoir, pour s’y perpétuer obstinément, malgré et contre la nation. Ces révolutionnaires nantis n’eurent jamais à leur tête que des personnages de second ordre, les grands chefs ayant péri. Ils ne formaient pas un parti discipliné et compact, mais une association intermittente d’intérêts et de passions. Les Thermidoriens en composaient le noyau primitif et central. Le 9 thermidor avait été l’acte de terroristes dissidens, ennemis de Robespierre, mais aussi cruels que lui et plus vils, que la révolte de l’opinion et la décroissance du péril extérieur rendirent relativement modérés. A eux s’étaient joints des Girondins rentrés en grâce, des Montagnards descendus en plaine, la grande majorité des conventionnels, la presque totalité des régicides, en un mot tous ceux qui, ayant fait la République et survécu à la Terreur, voulaient jouir de leur œuvre.

C’étaient eux qui avaient décidé, après le vote de la constitution, que les deux tiers de la Convention se perpétueraient dans les Conseils. Depuis cet attentat législatif, par trois fois, légalement ou violemment, la volonté de Paris ou de la France entière s’était levée contre eux ; par trois fois, en vendémiaire an III, en fructidor an V, en floréal an VI, ils l’avaient canonnée ou durement