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La vérité est que M. Kropotkine et ses compagnons voulaient simplement amener l’Empereur à introduire en Russie le régime parlementaire, et à rendre obligatoire l’instruction du peuple. Ils réprouvaient si sincèrement toute idée d’attentat qu’ils s’étaient un jour emparés par force d’un jeune exalté, venu à Pétersbourg pour tuer Alexandre II, et lui avaient fait jurer de renoncer à son entreprise. Ces révolutionnaires n’étaient, en somme, que de simples libéraux : et c’est peu à peu qu’ils sont devenus de véritables révolutionnaires, sous l’action de toute sorte d’influences accidentelles, mais surtout des persécutions qu’on leur a fait subir. La prison, la déportation, l’exil, voilà certainement les trois grandes écoles du nihilisme russe. Quand le prince Kropotkine fut arrêté et emprisonné à la forteresse de Saint-Pierre et Saint-Paul, en mars 1874, il ne songeait encore qu’aux meilleurs moyens « d’étendre la connaissance » du peuple ; quand il s’évada et se réfugia en Angleterre, deux ans plus tard, il était devenu l’anarchiste qu’il est, toujours resté depuis lors.


Les chapitres où il nous raconte son séjour |dans la forteresse et son évasion sont d’ailleurs, incontestablement, les plus intéressans de l’ouvrage entier. Leur intérêt est en vérité tout anecdotique, et l’on ne peut s’empêcher de regretter que l’auteur n’ait pas insisté davantage, par exemple, sur la façon dont son long emprisonnement a peu à peu accentué ses opinions révolutionnaires. Mais, tels qu’ils sont, ces chapitres abondent en détails pittoresques ou touchans, sans compter qu’ils attestent, une fois de plus, les admirables vertus de patience et de résignation apportées par le prince Kropotkine au service de son idéal. On n’y trouve ni un regret, ni une plainte ; et peu s’en faut que, parfois, devant le spectacle de cette soumission, on n’oublie la terrible sévérité du régime de la forteresse. Aussi bien M. Kropotkine nous assure-t-il, dans un des chapitres suivans, que, en ce qui concerne le régime des prisons, il a cessé de croire à l’efficacité du progrès. « Dans ma jeunesse, dit-il, je m’imaginais que, si les salles des prisons étaient moins encombrées, si les prisonniers étaient mieux classés, si on leur imposait des occupations saines et raisonnables, l’institution même de la prison en serait améliorée. Mais j’ai dû renoncer à cette illusion. J’ai dû me convaincre, par ma propre expérience et par celle de nombreux amis, que les prisons les plus réformées, cellulaires ou non, étaient pires encore que les plus affreuses casemates de jadis, tant au point de vue de leur effet sur les prisonniers qu’à celui de leurs résultats pour la société toute entière. » De