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Et le jeune page était encore stimulé, dans cette ardeur pour l’étude, par l’exemple et les conseils de son frère aîné Alexandre, qui, lui, semble avoir dès lors cherché dans la science la solution de tous les problèmes et le remède de tous les maux. Ce frère passait fiévreusement d’un système à l’autre, se convertissait au luthéranisme, puis au kantisme, puis se passionnait pour le transformisme et, au sortir d’une lecture de l’Origine des Espèces, tentait des expériences de génération spontanée. Chacun de ses entretiens avec son frère était pour celui-ci le point de départ de nouvelles lectures, de nouvelles démarches « à la conquête de la science. »

Puis le page devint officier et fut envoyé en garnison dans un des gouvernemens les plus reculés de la Sibérie. Il s’aperçut que la carte de la Sibérie orientale fourmillait d’erreurs, et résolut aussitôt de la corriger. Après de longues et pénibles explorations, il eut le bonheur de faire une véritable découverte géographique : il découvrit que les montagnes et les plateaux de l’Asie ne se dirigeaient point du nord au sud, ni de l’est à l’ouest, mais bien du sud-ouest au nord-est, en sens inverse des montagnes et des plateaux de l’Amérique ; et il découvrit en outre que les montagnes de l’Asie n’étaient point des groupes de chaînes indépendantes, comme les Alpes, mais faisaient partie d’un immense plateau qui avait eu jadis sa pointe au détroit de Hehring.


Il n’y a pas beaucoup de joies, dans la vie humaine, comparables à celle que produit la naissance soudaine d’une vérité générale, illuminant l’esprit après une longue période (de patiente recherche. De la confusion des faits et du brouillard des hypothèses se dégage une peinture vivante ; telle une chaîne des Alpes émergeant brusquement, dans toute sa grandeur, des nuages qui la cachaient l’instant d’auparavant… Celui qui a, une fois dans sa vie, éprouvé cette joie de la création scientifique, jamais ensuite ne pourra l’oublier ; toujours il aspirera à l’éprouver de nouveau ; et il ne pourra s’empêcher de déplorer qu’un bonheur aussi parlait soit aujourd’hui réservé à une infime minorité, tandis que tant d’hommes pourraient le connaître si les méthodes scientifiques étaient mises à la portée de tous.


C’est précisément pour permettre au peuple de partager avec lui « la joie de la création scientifique » que le prince Kropotkine est devenu révolutionnaire. Sa découverte faite, il avait donné sa démission de l’armée, s’était installé à Saint-Pétersbourg, et y avait suivi les cours de l’Université. La Société russe de Géographie, dont il était membre, lui avait confié diverses missions des plus importantes. Elle l’avait notamment chargé d’étudier la forme et le caractère géologique des asars de Finlande. Et, un soir de l’automne de 1871, tandis qu’il explorait la côte finlandaise, M. Kropotkine avait reçu un télégramme lui