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Mais, ces réserves faites, j’avoue que la page que je viens de citer me paraît résumer, de la façon la plus exacte et la plus complète, toute la carrière révolutionnaire de l’éminent auteur des Paroles d’un Révolté, De même que l’ouvrier Markel, en effet, le prince Kropotkine a été conduit au nihilisme par l’amour de la science. Il s’est imaginé, lui aussi, et il s’imagine aujourd’hui encore que « la science, en se répandant, fera aussitôt disparaître l’injustice parmi les hommes. » Lui aussi a « lu une foule de livres, appris une foule de choses, s’est repu des connaissances les plus diverses ; » lui aussi considère l’instruction comme « la seule occupation honorable et utile. » Et on retrouverait chez lui, malgré sa bonté et l’élévation de son âme, jusqu’à cette fureur antireligieuse qui portait Markel à vouloir « se venger de tous ceux qui l’avaient tenu dans l’erreur. » Ce sage, ce véritable chrétien, qui pardonne même à ses persécuteurs, n’a pour le christianisme que des paroles de haine ; et la mention seule du nom de Jésus suffit pour altérer sa sérénité.


Lui-même d’ailleurs, prend soin de nous montrer, dans ses Mémoires, comment il s’est trouvé préparé à son apostolat révolutionnaire par l’éducation scientifique qu’il a reçue dès l’enfance. Élevé au corps des pages de Saint-Pétersbourg, il n’y a point appris le latin, mais surtout la physique, la chimie, l’histoire naturelle. C’était le temps où, suivant sa propre expression, la « Russie entière aspirait à s’instruire. » Sous l’influence de l’impératrice Marie-Alexandrovna, tous les jours s’ouvraient de nouvelles écoles, les grandes dames donnaient des leçons ou s’en faisaient donner, la mode délaissait le roman en faveur de la science. Au corps des pages, tous les camarades du jeune Kropotkine apprenaient avec frénésie. « Il y avait naturellement dans les leçons de nos maîtres bien des choses que nous ne comprenions pas, ou dont le sens profond nous échappait ; mais le magique pouvoir de séduction de l’étude vient précisément de ce qu’elle nous ouvre des horizons nouveaux qui, sans que nous les comprenions encore, nous attirent, nous engagent à pénétrer sans cesse plus loin. Les uns appuyés sur l’épaule de leurs camarades, d’autres accoudés sur les tables, d’autres debout au pied de la chaire, tous nous étions suspendus aux lèvres de Klazovsky (le professeur de grammaire). Même le remuant Daurof, même l’obtus Von Kleinau se tenaient immobiles, les yeux fixés sur le professeur. Et du fond de tous nos cœurs surgissait quelque chose de noble et de bon, comme si la vision d’un monde jusque-là insoupçonné se fût soudain révélée à nous. »