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peu aussi par sa rustique vigueur physique et morale, qui fait pour lui de l’action une nécessité ; et il nous montre enfin l’ouvrier Markel, à qui une étudiante a prêté des livres, et qui, depuis lors, rêve de rendre les autres hommes heureux en partageant avec eux le bienfait de la science.


La possibilité de l’affranchissement pour lui-même et les autres, on lui avait assuré que la science seule pouvait la donner. Et Markel s’était passionnément évertué à acquérir la science. La science ne lui avait-elle pas déjà révélé l’injustice de la position où il se trouvait ? Elle seule, évidemment, lui permettrait maintenant de faire cesser cette injustice. Et la science, en outre, avait à ses yeux pour avantage de l’élever au-dessus des autres hommes, ce qui avait toujours été sa secrète ambition. Aussi avait-il cessé de fumer et de boire, pour consacrer à l’étude tous ses instants de loisir. L’étudiante continuait à correspondre avec lui, et admirait de plus en plus l’étonnante ardeur avec laquelle il se repaissait des connaissances les plus diverses. Le fait est qu’en deux ans Markel avait appris la géométrie, l’algèbre, l’histoire, avait lu toute sorte d’ouvrages de critique et de philosophie, mais surtout s’était assimilé toute la littérature socialiste contemporaine.

Là-dessus l’étudiante avait été arrêtée ; on avait trouvé chez elle des lettres de Markel, et celui-ci, à son tour, avait été arrêté. Dans le gouvernement de Vologda, où il avait été déporté, il avait lu encore une foule de livres, avait appris encore une foule de choses, qu’il avait oubliées au fur et à mesure, et était devenu sans cesse plus ardent à son socialisme. Autorisé, après quelques mois, à revenir dans son pays, il s’était mis à la tête d’une grève, qui avait abouti à l’incendie d’une usine et à l’assassinat du directeur. De nouveau il avait été arrêté ; et il allait maintenant en Sibérie, condamné à la déportation pour le reste de sa vie.

En matière de religion, il se montrait aussi radical qu’en matière d’économie politique. S’étant convaincu de la fausseté des croyances où il avait été élevé, et étant parvenu à s’en affranchir, il éprouvait comme un désir de se venger de tous ceux qui l’avaient tenu dans l’erreur. Il ne cessait point de parler avec haine des popes, et de railler amèrement les dogmes religieux.

Il avait des habitudes d’ascète, et était très adroit aux exercices physiques : mais il méprisait ces exercices. A l’étape comme en prison, il cherchait à se créer le plus de loisirs possible, afin de pouvoir continuer à s’instruire, ce qui lui paraissait de jour en jour davantage la seule occupation honorable et utile.


Le comte Tolstoï, on le sent bien, n’aime point ce Markel ; et j’imagine qu’au contraire il ne pourrait s’empêcher d’éprouver une profonde sympathie pour M. Kropotkine, qui certainement n’est devenu révolutionnaire que « parce qu’il se regardait comme tenu de lutter contre le mal. » Je dois ajouter que jamais, sans doute, le prince Kropotkine n’a eu « la secrète ambition de s’élever au-dessus des autres hommes. »