Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 158.djvu/462

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rencontre sur son chemin un hypocrite, un fourbe, un délateur, il le soupçonne aussitôt d’être un Jésuite déguisé. Mais avec tout cela le prince Pierre Kropotkine, tel que nous le voyons dans ses Mémoires, est en toute façon un « homme ordinaire, » un homme semblable à chacun de nous, et aussi éloigné du « parfait héros » que du « ténébreux malfaiteur. » Il s’est trouvé placé, par hasard, dans des circonstances exceptionnelles où ses qualités lui ont permis de jouer un rôle important ; mais ces qualités, pour remarquables qu’elles fussent, n’avaient rien d’anormal, et les circonstances même ne sont point parvenues à leur donner la moindre apparence de singularité. Tour à tour page de l’empereur Alexandre II, officier en Sibérie, membre d’une société secrète, prisonnier à la forteresse de Saint-Pierre et Saint-Paul, rédacteur d’une revue scientifique anglaise, organisateur du mouvement anarchiste en Suisse, condamné par la cour d’assises de Lyon à cinq ans de réclusion dans la maison centrale de Clairvaux, expulsé de France, de Suisse, de Belgique, le prince Kropotkine a gardé, à travers ces épreuves, le zèle et l’ingénuité d’un excellent homme, uniquement préoccupé de bien faire son métier. Il a apporté à la propagande révolutionnaire la même conscience et le même soin qu’il apportait jadis aux manœuvres de son régiment ou à ses recherches sur la configuration des montagnes de la Sibérie ; et aujourd’hui, jugeant sa tâche à peu près achevée, il s’amuse à nous raconter ses aventures, du ton simple et familier dont un vieux fonctionnaire en retraite raconterait sa jeunesse à ses petits-enfans.

Un « homme ordinaire, » tel il nous apparaît d’un bout à l’autre de ces deux gros volumes. Et cela ne tient pas seulement à sa modestie, qui cependant est grande, et qui sans cesse le porte à glorifier le mérite de ses compagnons : il glorifie leur mérite, mais il sait aussi reconnaître le sien, et pas une fois il ne fait mine de regretter un de ses actes ni une de ses pensées. Il a évidemment la conscience d’avoir toujours accompli son devoir ; et en effet il l’a toujours accompli, ou du moins ce qu’il croyait être son devoir ; mais cette assurance d’avoir toujours raison, cette absence complète de toute inquiétude morale, tout cela achève de l’apparenter à chacun de nous, à notre humanité moyenne, dont nous étions enclins à l’imaginer différent. Il n’échappe pas même aux menus travers de cette humanité ; et rien n’est curieux, à ce point de vue, comme d’entendre ce révolutionnaire, l’auteur de la Conquête du Pain et des Paroles d’un Révolté, nous exposer tout au long sa généalogie, de l’entendre nous expliquer comment sa famille paternelle descend en ligne droite de Rurik, et comment son