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rivière, les gros museaux, puissent émerger. » Le coup de vent n’émut point les profondeurs populaires. Les gens qui s’attendaient à l’ouragan en furent quittes pour un frisson d’orage. La révolution peut-être la plus extraordinaire des temps modernes s’accomplit à la diable, et les hommes qui la firent ou crurent la faire n’eurent point conscience de son étendue.

L’es idées n’y jouent aucun rôle. La seule qu’on y formule, l’expulsion des étrangers, est irréalisable. Les princes de Choshin et de Satsuma, qui prétendirent les effrayer et même les canonner, ont éprouvé la puissance civilisatrice de l’artillerie européenne. Que faire sous l’œil des barbares ? Le samuraï impérialiste à qui l’on a formellement promis leur évacuation de la terre des dieux demande chaque matin si c’est pour aujourd’hui. On l’invite à la patience. Insensiblement, sans que personne ose l’avouer, ces intrus deviennent l’élément indispensable de la restauration impériale. Sans eux, la discorde éclaterait entre les clans du Sud, qui, unis contre le shogun, le seraient moins dans le partage de ses dépouilles. La menace de l’Europe sauvegarde l’empereur. Ce levain précieux a excité dans l’âme japonaise une conception nouvelle de la patrie. Jusqu’ici, la patrie n’était qu’un village, un clan, une province, un îlot. Elle s’élargit soudainement ; elle englobe tout l’archipel et l’enserre d’un réseau magnétique. Les clôtures féodales vont être arrachées, les fossés comblés, les distinctions de classes abolies. De 18G8 à 1875, par la seule vertu de la présence des Européens, un groupe de ministres irresponsables, kugés ou samuraïs, démantèlent le régime féodal.

La besogne leur fut facilitée. Le peuple indifférent ou amusé ne bronchait pas. La plupart des daïmios sacrifièrent leurs prérogatives d’un aussi bon cœur qu’un prisonnier sacrifierait ses chaînes. Non seulement on leur donnait la liberté, mais on la leur payait. Ils auraient la bourse pleine et n’endureraient plus le terrible contrôle de leurs inférieurs. Jamais on ne vit barons plus incommodés de leur baronnie : ce fut à qui en descendrait le premier.

Malheureusement, les quatre cent mille samuraïs qui vivaient des revenus de ces daïmios, les samuraïs « maîtres des quatre classes, » semblaient d’humeur moins traitable. La révolution dont l’attente les a surexcités pendant quinze ans, le triomphe enivrés pendant une heure, se retourne contre eux, ses instrumens d’hier, ses entraves d’aujourd’hui. Depuis dix siècles, leur noblesse