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dont sa victoire a fondé la noblesse et la fortune, recevront des territoires qui bornent ces fiefs menaçans. Sur le long damier du Japon, Yeyasu pousse silencieusement ses pions contre les dernières dames de ses adversaires, et il aura la prudence doublement méritoire de les cerner et de ne pas les prendre.

Cet homme au génie lucide, un des plus notables organisateurs de peuples, arrive à concilier le séparatisme du régime féodal et la centralisation d’un pouvoir absolu. Tout ce que le premier peut donner à l’âme de vertus étroites, à la vie provinciale de solidarité et de traditions, il en fait l’immobile support de son heureuse tyrannie. Ce pacificateur édifie des siècles de paix sur les assises d’une caste guerrière. Il commence par relever et rehausser le piédestal de l’empereur, dont le palais était devenu, cinquante ans plus tôt, comme une basse-cour, car les dames, afin de nourrir le pauvre dieu, laissaient picorer les poules jusque sur les marches de la salle impériale. Yeyasu le rétablit dans son mystère et ses honneurs. Il l’enveloppe d’un nuage d’encens ; et le dieu restauré se décharge sur son grand prêtre, le shogun, des soucis inférieurs de la chose humaine. Le shogun, soutenu par son conseil, le Bakufu, et qui dispose d’une police inquisitoriale, a réparti le pays en trois cent soixante daïmiates. Chaque daïmio est le maître absolu de sa province ou de son canton, shogun de ses samuraïs, qui sont les daïmios des classes inférieures. Enfermé avec eux dans une enceinte fortifiée, dont les artisans et les marchands occupent les abords, il vit des productions de son fief, et tout lui présente l’image de l’indépendance. Mais son pouvoir ne lui est que délégué. On le surveille, on le déplace, au besoin on le destitue comme un simple préfet. Bientôt il doit séjourner une année sur deux à Yedo ; le reste du temps, y laisser sa famille en otage. Ces déplacemens, l’entretien d’une résidence somptueuse à la capitale du shogun, l’appauvrissent. C’est un grand principe japonais de ruiner l’homme ; BOUS le poids de ses honneurs.

Mais, s’il découronne ainsi la forteresse féodale, Yeyasu en renforce les murailles de plus larges fossés. Loin de tenter une fusion des petites patries dans la grande, il s’ingénie à les tenir fermées l’une à l’autre, et, dans ces mondes murés, il échelonne les groupes sociaux sur les degrés d’une hiérarchie minutieuse. Il a compris que la docilité des Japonais a besoin d’un horizon resserré. Rien ne saurait mieux les garantir des