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l’irrespect, cessaient d’agir, arrêtaient leur pensée, se paraient d’une rouille également vénérable et funeste. La civilisation japonaise y prit ce caractère d’immaturité qui donne si souvent à ses fils un air d’enfans vieillis. Une colonne tronquée pourrait lui servir d’emblème. D’autre part, l’inkyo habitua les hommes à distinguer entre le pouvoir qu’on adore et le pouvoir qui se fait obéir, et, comme les deux se trouvent rarement réunis en une seule personne et que, si le premier s’affiche, le second s’efface, tous en contractèrent la défiance que répandent des maîtres invisibles. L’esprit de soupçon gagna de proche en proche ; les visages dissimulèrent leur inquiétude sous les plis du sourire ; les âmes élargirent leur solitude afin qu’on ne perçût pas leur tremblement. Durant des siècles, le Japon fut gouverné par des anonymes et des irresponsables. Ses potentats, empereurs ou shoguns, sauf les deux ou trois premiers fondateurs de chaque dynastie, passent sur les fresques de l’histoire comme une procession de figures hiératiques dont on ne distingue que les auréoles. Des ombres qui portent un reflet. Nul d’entre eux n’arrive à l’individualité, n’a l’audace de ne ressembler qu’à lui. L’inkyo a confisqué leur puissance réelle au profit d’un père moine parmi les moines, d’une mère nonne parmi les nonnes et les bonzes, d’une famille ou d’un clan. Leur spontanéité est morte. On les a ligotés de bandelettes, embaumés de vénération. Alors même qu’ils n’abdiquent pas, leur personnage n’en reste pas moins un simulacre. On verra des enfans de deux ans, nommés empereurs ou shoguns, abdiquer à cinq ans ; et ces dieux au berceau, ces généraux à la mamelle ne marqueront guère moins que -ceux de leurs prédécesseurs ou de leurs héritiers dont trente années de paix respectèrent le songe impérial.

Ainsi, dès le Xe siècle, l’équivoque bouddhiste a désorganisé le pouvoir ; elle en a déplacé le centre ; et, quand la jalousie et l’avarice jetteront les chefs militaires à l’assaut du shogunat, l’empereur ne sera plus qu’une vaine idole dont le sourire appartient au plus fort. Mais, si exténué fût-il, son autorité nominale ne s’éteignit pas dans la tourmente. Le Japon se transmit, de tempête en tempête, la lignée de ses empereurs et sa croyance en leur divinité. Que cette descendance fût parfois supposée, souvent irrégulière, il importe d’autant moins que dans les mœurs japonaises l’adoption, — même posthume, — corrige et supplée normalement la nature. L’extraordinaire est que ce peuple ait