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relevaient le pied jusqu’au milieu du dos, étendaient le bras du côté opposé et brandissaient leurs armes en ces gestes de nageurs. Les hallebardiers fringuaient aussi, mais ils jetaient et rattrapaient dans l’air leurs longues hallebardes, hérissées de houppes et de crinières. Fourriers, cuisiniers, secrétaires, portefaix, toute la procession des domestiques oscillait en mesure. L’officier, chargé de l’ombrelle du prince, en usait comme de sa haute canne un tambour-major, et celui qui tenait son chapeau de soleil battait d’espace en espace un solennel entrechat. Les porteurs de grosses boîtes dansaient sous leurs fardeaux qu’ils portaient en balance ; et les énormes coffres tendus de noir et imprimés d’armoiries blanches, suspendus dans leur longueur à une tige flexible de bambou, obéissaient au rythme et roulaient comme des chaloupes. Au milieu de ces matassins compassés, plus graves encore et marchant d’un pas de funérailles, les samuraïs engoncés dans une espèce de surplis aux manches raides et coupées à l’épaule, les cheveux ramenés en boudin sur le haut de leur tête rasée, les deux sabres à la ceinture, escortaient la litière fermée du daïmio, litière vide, car les organisateurs de la fête n’avaient osé l’ouvrir à un vulgaire figurant. Telle, et suivie d’un cheval splendidement harnaché qu’un valet conduisait par la bride, elle impressionnait davantage. L’imagination y logeait un prince rigide et taciturne, aux yeux glacés, prisonnier du respect qu’il inspire, vénérable par tout ce que son attitude hiératique reflète de traditions et de contraintes.

Assurément cette troupe pouvait sembler comique, et, malgré qu’on en eût, ses imperturbables baladins évoquaient je ne sais quel intermède de Pourceaugnac ambulant. Cependant, je n’oubliais point que trente ans ne s’étaient pas écoulés depuis que les derniers cortèges seigneuriaux avaient dansé en entrant dans les villes. Ce qui n’était plus aujourd’hui qu’une mascarade représentait hier encore l’incontestable autorité. Tous les fronts se courbaient, et le Japon mettait sa gloire à déployer devant les princes ces fantasques hommages.

Dans la tribune privilégiée d’où nous regardions passer l’histoire, le vieux daïmio Nabeshima, en frac, hochait la tête et murmurait : « Oui, c’est ainsi que j’ai voyagé naguère. » Le neveu du dernier shogun, le marquis Tokugawa, un petit homme affable et rond, moins shogun que notaire, nous disait : « Voilà bien l’équipage où je vis mon père, quand j’avais dix ou douze ans. »