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de se réaliser. Aussi Victor-Amédée ne perdait-il point de temps à charger son principal ministre de s’en ouvrir avec Briord. « M. de Saint-Thomas, mandait ce dernier, s’est expliqué nettement dans la conversation qu’il a eue avec moy qu’après Votre Majesté et l’Électeur, son maistre avoit plus de droit que personne à la monarchie d’Espagne… Il me dit en passant, mais je crois avec dessein, que, si on pouvoit transiger sur cette succession, le traité seroit bientôt fait. Tout leur passe par la teste, et l’on regarde icy le prince de Piémont comme devant estre un jour roy d’Espagne. Les poètes, les peuples, les honnêtes gens même tiennent tous un même langage[1]. »

Victor-Amédée entretenait d’étranges illusions lorsqu’il croyait Louis XIV disposé à transiger sur la succession d’Espagne et à traiter avec lui d’une aussi importante affaire sur un pied d’égalité. Avec un allié à la fois aussi hautain et aussi méfiant, le langage n’était guère habile. Pas plus après qu’avant la mort du prince de Bavière, il n’entrait dans les desseins de Louis XIV de prendre quelque engagement formel avec la Savoie. Sur l’échiquier de sa diplomatie compliquée, il voulait au contraire se servir de Victor-Amédée comme d’une pièce qu’il ferait avancer ou reculer à son gré, tantôt soutenant ses intérêts, tantôt l’abandonnant, suivant que lui-même y verrait son propre avantage. Cette politique, pour être habile, ne laissait pas d’être assez étrange. C’est ainsi que, huit jours à peine après la mort du prince de Bavière, Louis XIV saisissait Guillaume III d’un nouveau projet de partage de la monarchie espagnole qui comportait deux alternatives. D’après l’une, la couronne d’Espagne serait conférée à l’archiduc Charles, et le Dauphin recevrait, en plus de Naples et de la Sicile, qui lui étaient attribués par le précédent traité, le duché de Milan, qu’il se réservait d’échanger contre les États du duc de Lorraine. Enfin Louis XIV se réservait également la faculté de rétrocéder à Victor-Amédée Naples et la Sicile, en échange de Nice et de la Savoie. D’après l’autre, c’était au duc de Savoie lui-même qu’auraient été attribués le royaume d’Espagne et les Indes, mais il aurait cédé ses États patrimoniaux, c’est-à-dire non seulement la Savoie et Nice, mais encore le Piémont, à Louis XIV[2]. Ainsi Victor-Amédée était également intéressé dans l’une et l’autre combinaison, dont la seconde aurait même fait de lui un

  1. Aff. étrang., Corresp. Turin, vol. 101. Briord au Roi, 23 mai 1699.
  2. Louis XIV à Tallard, 13 février 1699. V. Hermile Reynald, t. 1er , p. 241.