Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 158.djvu/306

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

entendait ces matières comme hébreu, et qu’il en parlait comme ferait un aveugle des couleurs. Pontchartrain ne paraît pas avoir donné suite à la proposition, pas plus qu’à une seconde que faisait très sérieusement Tessé, et à laquelle il consacrait plusieurs lettres : c’était de s’aboucher avec trois Italiens qui passaient pour avoir le secret de la pierre philosophale, et qui travaillaient mystérieusement aux environs de Turin. Mais Pontchartrain ne croyait pas à la pierre philosophale. Aussi Tessé, découragé, prenait-il son parti de consacrer exclusivement son activité aux affaires diplomatiques que, décidément, il entendait mieux, et qui avaient de quoi l’occuper.

En effet une question tenait alors l’Europe en suspens et devait bientôt la bouleverser : c’était la Succession d’Espagne. Depuis tantôt trente-cinq ans, c’est-à-dire depuis le lendemain du jour où Charles II était monté sur le trône, l’opulent héritage de ce prince infortuné était l’objet de convoitises sans cesse en éveil, car personne ne croyait à la durée de sa vie. Son père Philippe IV, tout le premier, prévoyant la mort prochaine de celui qu’il laissait comme héritier avait par avance, et en quelque sorte pardessus sa tête, disposé de l’immense succession qu’il lui laissait dans un testament dont les stipulations arbitraires devaient plus tard servir de titre à plus d’une compétition. A cinq ans, lorsqu’il monta sur le trône, Charles II ne pouvait encore se passer du lait d’une nourrice. A la première réception des ambassadeurs qui suivit son avènement, il fallut que sa gouvernante passât un ruban sous ses bras pour l’aider à se tenir sur ses jambes débiles, et il ne put prononcer d’autre parole que les deux mots sacramentels de l’étiquette espagnole : Cubrios vos, Couvrez-vous. Personne n’aurait pu prévoir alors que ce petit roi chétif, presque avorton, régnerait trente-cinq ans, qu’il se marierait deux fois, et qu’il survivrait à plusieurs de ceux qui se partageaient déjà en pensée son héritage. Mais il n’en traînait pas moins, depuis longues années, une existence mélancolique et infirme, toujours dans les maladies et dans les remèdes, demandant la prolongation de son existence, tantôt aux ressources de la médecine, tantôt à celles de la sorcellerie, et passant des purgations aux exorcismes. Tel est le souverain que, sur la foi d’un vers de Ruy Blas, un grand nombre de Français se représentent comme un mari tyrannique, sauvage, brutal, grand chasseur et tueur de loups, tandis que sa femme Marie de Neubourg eût été