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Haute Cour tronquée, privée de plus d’un tiers de ses membres, et qui n’était plus le Sénat. Me Chenu a été plus loin : il a montré quelles seraient, ou du moins quelles pourraient être les conséquences extrêmes du système de M. le Procureur général. Ce système exclut aujourd’hui de la Haute Cour un tiers du Sénat ; pourquoi ? Parce qu’il a été renouvelé. Mais, dans trois ans, un autre tiers l’aura été à son tour, et, dans six ans, le dernier tiers le sera aussi, de sorte qu’au bout de ce cycle, le Sénat qui a connu du commencement de l’affaire sera renouvelé dans toutes ses parties. El y a encore un accusé qui s’est soustrait à ses juges par la fuite, c’est M. de Lur-Saluces : le crime qu’il a commis ou qu’on lui reproche ne se prescrit que par vingt ans. Qu’arrivera-t-il si M. de Lur-Saluces rentre en France dans trois ? Un second tiers du Sénat ne pourra pas siéger, et la Haute Cour sera ainsi privée des deux tiers de ses membres. Il n’en restera plus qu’un, et encore est-il à prévoir que, pour toutes sortes de motifs, ce dernier tiers aura subi du temps les irréparables outrages ; il se sera égrené sur la route de la vie. Mais allons plus loin, et supposons que M. de Lur-Saluces ne revienne que dans six ans : cette fois, le dernier tiers aura subi le sort des deux premiers, il aura été renouvelé, il sera devenu impropre à siéger à la Haute Cour, et alors quels juges pourra-t-on offrir à M. de Lur-Saluces ? Le combat finira-t-il faute de combattans ? Peut-être non : il restera les inamovibles, comme le carré de la vieille garde à Waterloo. Et même rien ne prouve qu’ils pourront encore former un carré, car ils ne sont pas aujourd’hui beaucoup plus d’une quinzaine, et combien seront-ils dans six ans ? C’est la démonstration par l’absurde du vice de la loi invoquée par M. le Procureur général. On y voit une fois de plus la preuve de l’imprévoyance du législateur ; peut-être faut-il dire de sa légèreté, car, dans la discussion de la loi, le cas a été parfaitement prévu ; mais, a dit le rapporteur, il se présentera bien rarement. Le malheur a voulu qu’il se présentât la première fois que la loi a été appliquée, et la vérité est qu’il pourra se présenter à peu près toujours, parce qu’il y aura presque toujours des inculpés qui s’enfuiront au-delà des frontières et choisiront, suivant leurs convenances, le moment de leur retour. Ils verront leurs juges se raréfier de plus en plus ; tous les trois ans, ils en perdront un tiers ; au bout de trois ans, ils n’en auront plus du tout. Voilà où conduisent les lois politiques, faites à la hâte dans un moment de trouble, comme l’a été celle de 1889. On était alors en plein boulangisme, et c’est pour parer à ce péril que la loi a été improvisée. Si le général Boulanger n’avait