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18 REVUE DES DEUX MONDES.

descend avec un désagréable balancement d’escarpolette ; Tonia pâlit, et Rivoalen, penché vers elle, murmure railleusement :

— On a vu là-haut notre fugue d’un mauvais œil... C’est la punition des dieux.

— Ayez pas peur, la petite dame ! dit Kardec, J’ancre est solide !

— Apaisons le ciel par des cantiques harmonieux ! propose plaisamment Salbris, et, appuyant tendrement sa main sur l’épaule de Lucile : — Voyons, mademoiselle, vous avez une jolie voix, à vous de commencer !

Lucile, avec son insouciance native, ne paraît nullement troublée ; au contraire, elle éprouve une sorte de griserie à se serrer contre Jacques. La proposition du peintre amène un sourire sur ses lèvres, et, moitié par bravade, moitié pour montrer son talent de chanteuse, d’une limpide voix de mezzo-soprano,ee commence Y Ave Maria de Gounod.

Cette voix claire, qui monte à travers l’orage, sans souci des balancemens énervans de la barque, et qui semble se moquer des frayeurs de Tonia, achève d’augmenter le malaise de M me Desjoberts. Elle a les tempes serrées, les yeux vagues et le cœur sur les lèvres. Sa tête alourdie s’incline sur l’épaule de Rivoalen. Celui-ci, qui craint le ridicule plus que tout au monde, ébauche une grimace à la fois ennuyée et indulgente. Il ne bouge plus et se résigne à garder sur sa poitrine Tonia affalée et blêmissante.

— Tout à fait byronien et romantique ! murmure-t-il ironiquement ; néanmoins, je voudrais bien que ça ne durât pas trop... Pendant que chantait Lucile, le grain s’est éloigné et le vent est moins violent. Kardec soulève un coin de la toile, et, dans l’entre-bâillement, on aperçoit un blanc rayon de soleil qui court sur la mer encore démontée.

— N’attendons pas un second grain, crie le patron ; petit, détache le canot !... Allons, messieurs et dames, embarquons vivement, je vais vous conduire à terre...

Le canot, une vraie coquille de noix, danse maintenant au long de la barque. Avec l’aide de Rivoalen, Kardec y transborde Tonia inconsciente et à demi pâmée ; puis il saisit les rames, tandis que Lucile et Salbris prennent place à leur tour à l’arrière . Le canot vigoureusement enlevé bondit sur les flots houleux. La jeune fille a enlacé le bras du peintre et se serre peureusement, câlinement, contre lui. Sa crainte est mélangée d’une émotion