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sentait et comprenait à merveille. Mieux que personne, il savait définir l’idéal chrétien ; et peu d’hommes ont écrit une prose aussi harmonieuse : mais, devant un tableau, il se montrait plus moraliste, plus poète, qu’artiste. Toutes ses admirations étaient fondées sur des motifs étrangers à la qualité picturale de ce qu’il admirait : il admirait les sujets, les tendances, la conformité à ses propres théories : ou bien encore il s’enthousiasmait ou s’indignait au hasard. Il méprisait l’art de Madox Brown et glorifiait par-dessus tout celui de Holman Hunt ; il déclarait les aquarelles de Rossetti supérieures aux fresques de Raphaël : et les informes caricatures de miss Siddal lui semblaient plus belles que tout ce que Rossetti avait fait de plus beau. Avouons-le timidement : ce « professeur de beauté » ne savait pas voir. Qu’on lise par exemple, dans l’admirable traduction de M. de la Sizeranne, la page où il décrit la Campagne romaine : qu’on lise une autre de ses pages les plus fameuses, sa description de l’église de Calais[1] : une impression très profonde, et vraiment lyrique, s’y trouve rendue avec un art merveilleux, mais avec un art de poète lyrique, par le moyen d’images qui ne sont jamais que des métaphores. La terre de la Campagne romaine est « blanche, creuse, et cariée, comme des débris d’ossemens humains ; » des monticules « se soulèvent comme si les morts qui sont au-dessous s’agitaient dans leur sommeil ; » des blocs épars « gisent sur ces morts pour les empêcher de surgir, » et la « rouge lumière du soir » repose « sur les déchirures des ruines, ainsi que, sur des autels qu’on a violés, un feu qui s’éteint. » L’église de Calais, d’autre part, est décrite comme une personne vivante : ce sont uniquement ses vertus morales qui servent à nous la définir. Et ces descriptions, certes, sont aussi belles que les plus belles peintures ; mais un homme qui « voit » ne décrit pas ainsi. Peut-être lui-même s’en rendait-il compte ? Peut-être a-t-il été plus d’une fois heureux de pouvoir emprunter pour ses travaux les yeux de ce sensuel et vibrant « Italien » qui, sans éducation, sans idées, presque sans talent, par la seule force de sa nature d’artiste, a été le véritable initiateur de tout le mouvement préraphaélite ?


T. DE WYZKWA.

  1. Modern Pointers, vol. IV, chap. I.