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utilement vous en suggérer d’autres. Mais je dois vous apprendre tout au moins ceci… » Et Ruskin explique gravement au peintre la façon dont doivent être préparées et mélangées les couleurs.

Du moins Davis et Madox Brown avaient la liberté de ne point tenir compte de ces observations, tandis que Rossetti dépendait de Ruskin ; et l’on comprend que la dépendance lui ait, plus d’une fois, cruellement pesé. Je sais que Ruskin, d’autre part, lui donnait de l’argent ; encore que, à en juger par ses lettres, les exigences de Rossetti paraissent avoir été des plus modérées ; et deux ou trois fois même Ruskin insiste, se fâche, pour forcer le peintre à accepter ses offres. Je sais aussi que Ruskin, dans ses écrits, a célébré le génie de Rossetti, et bien au-delà de sa valeur, puisqu’il l’a déclaré supérieur à ceux de Michel-Ange et de Raphaël. Mais avec tout cela il l’a constamment humilié, sans le vouloir, sans se douter un seul instant qu’un artiste, et pauvre, pût être humilié de pareils procédés. C’est ainsi, le témoignage de ses lettres est formel sur ce point. Malgré les intentions les meilleures du monde, ce poète, ce prophète, gardait quelques-uns des sentimens, ou tout au moins quelques-unes des façons d’un riche bourgeois et d’un enfant gâté. Et si Rossetti et sa femme n’ont jamais pu se résigner à l’aimer comme un ami, la faute en est moins à leur ingratitude qu’à ses propres défauts : défauts qui, peut-être, l’ont toujours empêché de trouver des amis ; et peut-être est-ce à eux, plus encore qu’à l’éducation et aux goûts particuliers de sa famille, que Ruskin a dû de ne connaître, sa vie durant, « ni l’amitié, ni l’amour. »

Rossetti, d’ailleurs, n’est pas sans lui avoir rendu de précieux services, en échange de l’argent qu’il en a reçu. Non seulement il a travaillé pour lui, et lui a donné longtemps ses meilleures aquarelles ; il a encore été, pour ainsi dire, le professeur de peinture de ce « professeur de beauté. » Vingt fois en effet, Ruskin, dans ses lettres, s’interrompt de lui faire la leçon pour lui demander tel ou tel renseignement technique, ou pour le consulter sur les propriétés de la peinture à l’huile, ou pour le prier de venir « lui montrer diverses choses en matière de couleur. » Et je ne serais pas étonné que, en matière même de « beauté, » il ait volontiers recouru au jugement d’un artiste qui n’enseignait point la beauté, qui ne parvenait guère à la réaliser dans ses œuvres, mais qui en avait, par nature, l’instinct et le goût à un très haut degré. Ruskin, lui, aimait la beauté, il aspirait à elle de toute son âme ; mais c’est comme si, par nature, il n’eût pas eu le don de la découvrir. Je veux parler, ici, de la beauté plastique, et non de la beauté morale, ni non plus de la beauté poétique, que toutes deux il