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s’ingénie ainsi à supplicier, qu’on enferme, qu’on soumet à un absurde régime de contrainte, qu’on pervertit par d’ignobles coudoiemens, qu’on mène à la mort de l’âme avant de les mener à la mort corporelle, il en est d’innocens ! Même, s’il en fallait croire Tolstoï, ils seraient généralement innocens. Terrible évocation qu’il faut rapprocher des pages les plus atroces de Dostoiewsky.

Si tel est en effet l’ordre des choses et s’il admet tant d’iniquités, il est clair que beaucoup doivent être travaillés d’un ardent désir de le renverser. C’est une des parties les plus curieuses de Résurrection que cette étude du monde des révolutionnaires. Tolstoï nous en présente des types nombreux et variés. Simonson est le théoricien : il a des théories sur toutes choses, il en a sur le mariage qu’il considère comme immoral, attendu que la préoccupation d’avoir des enfans nous détourne de secourir les êtres déjà vivans ; il en a sur tous les détails de la vie pratique, sur la façon dont on doit se nourrir, se vêtir, s’éclairer et se chauffer. Nabatov est le révolutionnaire gai. Arrêté, remis en liberté, déporté, toutes ces épreuves, loin de l’aigrir, ne lui ont donné que plus d’entrain. Où qu’il se trouve il est également actif, vaillant et de bonne humeur. L’ouvrier Markel est devenu révolutionnaire dès l’âge de quinze ans, parce que, dans un arbre de Noël, les enfants d’ouvriers n’avaient eu que des jouets sans valeur, tandis que les enfants du patron avaient eu des jouets merveilleux. Marie Pavlovna est la vierge nihiliste : Emilie Rantzev est la révolutionnaire par amour conjugal.

L’image âprement satirique de la société des « honnêtes gens, » l’évocation de l’enfer du bagne et du monde des révolutionnaires, forment le cadre au milieu duquel se déroule l’aventure de Nekhludov et de la Maslova. Tolstoï y a déployé toutes ses ressources d’invention psychologique. Mobile, indécis, apte à subir les influences les plus contradictoires, prompt à tous les changemens et toujours aux plus extrêmes, Nekhludov est dans le fond de sa nature un faible, un timide, un de ces timides qui une fois lâchés foncent aveuglément devant eux et vont jusqu’au bout de leur élan. Déjà dans les premiers temps de sa jeunesse, il s’était pris d’enthousiasme pour les théories sociologiques de Spencer et d’Henry George. C’est un ferment qui a continué de travailler sous la surface unie, polie et mondaine. Ce travail latent fait brusquement éclosion à l’heure où Nekhludov a la révélation de son crime. Dans l’enthousiasme avec lequel il accueille la pensée d’une réparation éclatante et complète, il entre d’abord pour la plus forte part une poussée d’orgueil. L’étrangeté de