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il n’y avait en tout que vingt-six pas ; mais au dernier moment le juge tricha un peu, lit un petit pas de plus, et arriva à son siège en comptant le vingt-septième pas. » Le substitut est naturellement sot, et sa sottise a été développée par la culture universitaire, encouragée par’ des succès de femmes. Le greffier est un libéral et même un radical qui sert tout de même le gouvernement et émarge pour douze cents roubles. Il n’est pas jusqu’au pope chargé de faire prêter serment auprès du tribunal, qui ne fausse la valeur de son office en y introduisant des pensées de lucre et de vanité. Gens de loi, gens d’affaires, gens de chicane, avocats et juristes, ils s’arrangent pour étouffer la justice sous la procédure, et pour étrangler la morale d’une façon strictement légale. Joignez une douzaine de jurés qui font à des questions qu’ils n’ont pas comprises des réponses en contradiction avec l’avis qu’ils pouvaient exprimer. Et vous aurez ensuite pour faire exécuter les arrêts ainsi rendus toute l’armée des fonctionnaires grands et petits, gouverneurs, ministres, généraux, sous-officiers, inspecteurs, gardiens et garde-chiourme. On citerait vingt de ces figures dessinées avec le même saisissant relief : effigies de la sottise, de l’égoïsme, de la fourberie, du vice impudent et de la cruauté inconsciente.

En face des bourreaux, les victimes ; par contraste avec le côté de haine, le côté de pitié. C’est ici cette peinture des prisons, des geôles, des bagnes, qui laisse un inoubliable souvenir. Tolstoï s’est penché sur cette misère physique, sur cette détresse morale, et il en a encore dans les yeux l’épouvante. Bruit de clés remuées, de chaînes traînées, de coups qui résonnent, de fouets qui cinglent, disputes des femmes, reproches des gardiens, invectives des prisonniers, plaintes, sanglots, injures, cris de souffrance, cris de rage, une clameur confuse monte, ainsi que de quelque cercle infernal. C’est d’abord la prison où est enfermée la Maslova, avec la puanteur des corridors, l’entassement des détenus dans les salles infectes, et ces grilles derrière lesquelles les prisonniers sont séparés de la communion du monde. Ce sont ensuite les étapes douloureuses vers la Sibérie, le troupeau humain poussé brutalement, malgré la température, malgré la fatigue, malgré la faim, sans égard à ceux qui tombent en route. Certains épisodes particulièrement sinistres tranchent encore sur cette trame lugubre : tel celui des carriers qui, sans être même accusés d’aucun crime, sont retenus en prison parce que leurs papiers ne sont pas en règle. Ceux-ci qu’on avait vus le matin partir en bonne santé, manquent le soir à l’appel ; cet autre, l’homme au foulard, avec qui Nekhludov avait causé la veille, il le reconnaît en entrant dans la chambre des morts. Et parmi ceux qu’on