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d’emportement. C’est le pamphlet qui entre dans le roman. C’est la haine mise au service de la pitié. Cette violence et cette âpreté ont justement pour effet de donner à cette satire sa beauté littéraire.

Les heureux du monde, ceux qui, à quelque titre que ce soit, bénéficient de l’existence d’une hiérarchie sociale, Tolstoï se sert pour les peindre de traits qui font songer à Juvénal, à d’Aubigné, à Swift, à Rousseau. C’est un défilé de figures, les unes odieuses et les autres grotesques, sinistres, risibles, lamentables et sottes. Voici les riches et les puissans de ce monde s’enorgueillissant de leur richesse et de leur puissance, comme des voleurs qui s’enorgueilliraient de leurs vols, de leur avidité et de leur cruauté. Voici les petits bourgeois à la mine repue, épiciers, bouchers, marchands de poisson et marchands de confections ; également repus les cochers des voitures de maîtres avec leurs énormes cuisses où s’étalent d’énormes boutons carrés. Pour le bien-être de tous ces satisfaits, de ces égoïstes et de ces jouisseurs, souffrent des millions d’êtres humains. Afin de maintenir dans cet état d’oppression la plus grande partie du genre humain, il faut des instrumens de servitude. C’est ce qu’on appelle institutions sociales. Celle à laquelle s’attaque l’auteur de Résurrection, c’est spécialement la justice ; et c’est à côté des Chats fourrés de Rabelais qu’il faudra placer ces médaillons de magistrats, de juges, d’avocats, toutes figures qu’on dirait burinées et gravées au vitriol. Le magistrat est un fonctionnaire ; donc il ravale la justice à être le métier dont il attend un salaire, la carrière dont il attend un avancement : il touche sa paye, en désire une plus forte, voilà à quoi se bornent ses principes ; après cela il est prêt à accuser, à juger, à condamner qui vous voudrez. Le magistrat est un homme : il a des passions, des faiblesses, des travers, des vices, il entraîne après lui tout le cortège, et introduit ainsi dans le prétoire autant d’élémens qui altèrent, faussent, ruinent la justice. Le président des assises est un galantin. Il a reçu le matin un billet d’une gouvernante suisse qui avait autrefois demeuré chez lui et qui, passant par la ville, lui donne rendez-vous pour le soir : aussi toute sa préoccupation pendant la séance est-elle de pouvoir la terminer assez tôt pour être exact au rendez-vous et rejoindre sa Suissesse. L’un des juges a eu le matin une scène de ménage des plus désagréables. Il craint de ne pas trouver à dîner chez lui le soir. Un autre juge est malade et rendrait des points au client de M. Purgon : « Il s’était dit que si le nombre des pas qu’il aurait à faire pour aller de la porte de son cabinet jusqu’à son siège, se trouvait être divisible par trois, c’est que son régime le guérirait de son catarrhe, sinon non. Or