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indifférentes d’un médiocre historien, lui font découvrir une tragédie puissante. Elle lui fournit la représentation précise qui réalise dans son esprit les vagues et abstraites données de l’histoire. Il pense le passé dans les formes et les conditions du présent[1]. »

Ce contact incessant avec le monde de son temps favorisait son action sur ses auditeurs. C’était leurs propres passions, leurs façons de penser et de sentir, de comprendre le devoir social, la politique, le rôle d’une aristocratie, c’était le besoin de faire grand, de faire extraordinaire, d’être « admirable en tout[2], » c’était ce qu’ils rêvaient d’être, ce qu’ils étaient en puissance et en désir, sinon en réalité, qu’il leur était donné de contempler sur la scène, à travers la vision d’un poète grandiose et retentissant. Il y eut quelque chose de plus que de l’admiration littéraire dans leurs transports devant ces miroirs grossissans d’un idéal ardemment caressé. La salle avait des frémissemens analogues à ceux d’une foule d’aujourd’hui sur qui éclate la Marseillaise. On a reproché aux vieux cornéliens de ne pas avoir compris Racine. Mais Racine était d’une autre génération, peu sympathique à sa devancière, selon une règle qui s’est vérifiée dans tous les temps. Il est absurde de reprocher à Mme de Sévigné son fameux jugement sur Bajazet : « Il y a pourtant des choses agréables, et rien de parfaitement beau, rien qui enlève, point de ces tirades de Corneille qui font frissonner. Ma fille, gardons-nous bien de lui comparer Racine, faisons-en la différence (16 mars 1672). » Mme de Sévigné n’était plus à l’unisson des héros de Racine, tandis qu’elle ne put jamais entendre des vers de Corneille sans le tressaillement que nous éprouvons tous à ce qui nous rappelle les généreuses chimères de nos jeunes années.

On a supposé que Corneille avait pensé à Mlle de Montpensier en écrivant Pulchérie (1672), comédie héroïque où une impératrice fait taire son cœur pour n’écouter que sa « gloire » :

Le trône met une âme au-dessus des tendresses.

Il n’y a là rien d’impossible. La Grande Mademoiselle était un modèle tout indiqué pour Corneille. Un jour que son poltron de père lui reprochait avec aigreur de les compromettre pour le plaisir de « faire l’héroïne, » elle lui répondit avec autant de vérité que de hauteur : « Je ne sais ce que c’est que d’être héroïne : je

  1. M. A. Lanson, Corneille.
  2. M. Ed. Rostand, Cyrano de Bergerac.