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peut-être par des têtes étrangères, qui inspirent, à son insu, la tête française ; un peu d’ordre et pas beaucoup d’argent ; et ici, au ministère, un commandement responsable, qui agirait et voudrait pendant deux ou trois années, nous mettrait en mesure de soutenir avantageusement la lutte contre la plus forte des nations maritimes.

LE MINISTRE. — Ce sont des paradoxes, mon cher Colonel.

LE COLONEL, chef de bureau. — Mes affirmations ne sont pas plus des paradoxes, Monsieur le Ministre, que ne l’étaient les déclarations que vous avez reçues de moi en 1878, lorsque, étant officier d’ordonnance de l’amiral Pothuau, et vous, son chef d’état-major général, je vous annonçais un accident, à bref délai, avec les canons de gros calibre de l’Angleterre, auxquels M. Armstrong avait su donner une si grande valeur pécuniaire fondée, elle-même, sur une si belle réputation acquise à prix d’or et à force de réclames. Cet accident, arrivé, quinze jours après notre conversation, sur le Thunderer, me valut des complimens dont je me souviens encore.

« Enfin, je ne me trompe pas plus aujourd’hui, au sujet de la situation générale de la Marine, que je ne me trompais le 12 décembre dernier, lorsque, à 9 heures du matin, je vous suppliais de ne pas laisser tirer les canons de 34 centimètres, modèle 1875, de l’Amiral-Duperré. « Vous êtes seul de votre avis, vous exagérez le danger, » me disiez-vous. A 5 heures du soir, j’étais appelé dans votre bureau, et je vous trouvais, une dépêche à la main, la figure bouleversée, regrettant d’avoir cru qu’un homme, quand il est seul, même quand il a de bonnes raisons et des faits pour lui, doit être considéré comme ayant tort. Un des canons de 34 centimètres, que je vous suppliais de ne pas laisser tirer, venait d’éclater ; un officier et cinq matelots avaient succombé. En outre, le découragement, remplaçant une confiance exagérée, allait, disiez-vous, compromettre le service des bouches à feu sur tous nos navires. Vos craintes étaient, d’ailleurs, excessives ; car nos officiers et nos matelots, qui n’ont pas vécu dans les bureaux du ministère, savent qu’un peu de danger ne gâte rien et sera toujours inséparable de la pratique du métier militaire, même en temps de paix ; et un accident ne les empêchera pas d’avoir confiance en leur artillerie, la plus sûre qui soit au monde, la seule qui soit véritablement éprouvée d’une façon continue en temps de paix. »

Ce que nous disions à l’amiral Krantz, il y a plus de dix ans,