Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 157.djvu/765

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

LE COLONEL, chef de bureau. — Le mot « désespérant » me paraît exagéré, à propos de quelques coups d’exercice incomplets ; mais ce qui m’étonne, Monsieur le Ministre, c’est votre étonnement. J’ai pénétré dans le ministère, en 1872, pour la première fois, et, comme vous le savez, j’y suis revenu, après des sorties volontaires, dans des situations qui m’ont permis de me rendre compte de l’état des choses et encore mieux de l’état des esprits. Il y a longtemps que je suis fixé, et tout me confirme dans cette idée que nous avons plus de ressources qu’il n’est nécessaire sur nos navires et dans nos magasins, mais que nous n’avons de commandement nulle part, et, moins que partout ailleurs, permettez-moi de vous le dire, dans les ports et au ministère. Tout le monde se mêle de tout. Le service des ports, en ce qui concerne les approvisionnemens militaires, consiste à garnir des colonnes et à noircir des papiers, en faisant des additions très exactes, jusqu’aux centimes, avec des chiffres qui n’ont pas de sens. L’autre jour encore, on vous demandait 70 000 objets assez coûteux, et d’urgence, en raison de quelques bruits de guerre. D’un compte, fait par moi en un quart d’heure, il résultait clairement que le besoin, qui n’avait rien d’urgent, était de 6 000 environ. Voulez-vous, Monsieur le Ministre, que je vous résume mon opinion sur la situation de la Marine ?

LE MINISTRE. — Je le veux bien ; elle doit être originale !

LE COLONEL, chef de bureau. — La voici : si M. de Bismarck avait été chargé d’organiser les choses de la marine française, de telle sorte qu’avec un personnel incomparable à tous les degrés et dans tous les corps, avec des ressources financières largement suffisantes pour construire et entretenir une belle flotte, on aboutît, au moment du besoin, à ne pas trouver, dans des magasins bondés d’approvisionnemens excessifs, de quoi faire une campagne contre la dernière des puissances maritimes, il n’aurait pas mieux fait. Votre organisation est méthodiquement faite pour le désordre et l’impuissance. Le cœur est parfait ; le corps est bon ; la tête est mauvaise, ne veut rien, ne dirige rien. Mais on peut réorganiser la tête très rapidement, et, en réalité, les hommes valant en France infiniment mieux que le gouvernement, et sachant en combattre les forces négatives et en empêcher, par une lutte sourde, incessante, les plus mauvais effets, je vous le répète, vous avez dans les mains plus que le nécessaire comme matériel et personnel, en dépit de tout ce qui a été dit, de ce qui a été voulu