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marché aux dépens de la solidité du travail. Mais aussi, pendant que les nombreux ouvriers de la ville de Nîmes, malgré leurs règlemens, malgré les mesures sévères qui les rappellent à l’ordre, tendent sans cesse à produire beaucoup de « camelote, » suivant l’expression de nos jours, les artisans perdus dans les Cévennes, comme les faiseurs de bas de Ganges, commencent à fabriquer l’article fin, remarquable par l’éclat de la soie et la délicatesse du travail qu’ils fournissent encore aujourd’hui.

Comme, pratiquement, la profession est héréditaire, le métier à bas est un meuble de famille, précieux, presque inusable, qu’on se transmet de génération en génération. Depuis l’inventeur, son mécanisme effroyablement compliqué est resté le même. D’après une lettre de l’intendant du Languedoc à Parent, premier commis des finances (1761), « l’on compte qu’il faut de quatre à cinq mois à un serrurier habile pour en faire un, et encore a-t-il besoin du secours de deux compagnons pour forger les grosses pièces, d’un platineur, d’un faiseur d’aiguilles et d’un fondeur pour faire les pièces de cuivre qui assujettissent celles de fer, d’un monteur pour appareiller et assembler les pièces et enfin d’un menuisier pour la cage, d’où il faut conclure que le plus habile serrurier, quand même il serait servi à propos par ses aides, ne saurait faire trois métiers dans un an. »

Les serruriers de Nîmes fabriquent exclusivement les machines, non seulement pour leur ville, mais pour toute la région, et, si les ouvriers de Paris ou de Lyon savent monter un métier à bas, c’est qu’ils l’ont appris de leurs collègues de Nîmes. On compte à Nîmes quinze monteurs, qui bornent leur office à arranger les pièces et les monter après que le serrurier les a rendues parfaites. Le montage et la mise en œuvre exigent de dix à douze journées et se paient de 42 à 51 livres, suivant la « jauge[1], » soit à peu près 4 à 5 livres par jour.

Des discussions virulentes s’élevaient entre les serruriers et les monteurs, ces derniers soutenus par les fabricans de bas. Ceux-là avaient en effet la prétention de jouir du privilège de la fabrication exclusive des pièces du métier à bas ; les autres auraient souhaité que les monteurs pussent, au besoin, forger les pièces qu’ils ajustaient. Ces difficultés aboutissent, le 8 août 1764,

  1. La jauge est un numéro qui grossit à mesure qu’augmente la finesse du fil de soie employé. On comprend que la délicatesse du tissu, le prix et la difficulté du travail croissent avec la jauge.