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du jour, exactement partagés entre la maîtresse et ses ouvrières. Cette moitié des bénéfices y est répartie entre 70 personnes à peu près, dont quelques-unes ont touché de ce chef, l’an dernier, jusqu’à 16 000 et 20 000 francs de gratification.

La patronne à qui ce procédé généreux mérite une mention spéciale était la quatrième enfant d’un homme de lettres marié à une fille noble et pauvre ; il laissa les siens, en mourant, dans un état voisin de la misère. Placée, à 18 ans, comme sous-maîtresse dans un pensionnat de Fontainebleau où elle s’ennuyait ferme et ne touchait nul appointement, elle revint à Paris, en quête d’un emploi meilleur, et reçut l’hospitalité d’une amie qui logeait dans le haut de Montmartre, au troisième étage.

La « dame du dessous, » qui faisait des chapeaux, la fit entrer, après lui avoir vaguement enseigné son étal, dans une maison d’exportation où elle était surtout employée aux réassortimens et aux courses, avec la nourriture pour tout salaire. Admise ensuite, comme garnisseuse à 100 francs par mois, chez une véritable modiste, son goût personnel commençait à se développer, lorsque, après son mariage, elle résolut de travailler chez elle à façon : on la payait 3 francs par chapeau et elle en confectionnait six par jour. Cependant, sur le conseil d’un marchand de soieries et d’un fabricant de tresses de paille qui lui offraient du crédit, elle osa s’établir à son compte : petite boutique au fond de la cour, rue de Richelieu, au loyer annuel de 700 francs, où, faute de bonne, la nouvelle « marchande de modes » frottait elle-même son parquet, et repassait ses rideaux. La clientèle « bourgeoise » était lente à venir ; souvent il fallait vendre, le cœur serré, ces modèles inédits, troussés si gentiment et sur qui l’on fondait tant d’espérances, à des confrères de province auxquels, seuls, en reviendrait l’honneur.

Peu à peu le nom se répétait pourtant. — « Connaissez-vous, ma chère, cette petite X… ? » — De l’une à l’autre l’adresse se colportait ; chaque jour amenait de nouveaux visages. Entre temps, la modiste avait monté ses prix et s’installait dans un local plus vaste. Elle y fut vite débordée et déménagea encore. La renommée était venue, éclatante, irrésistible, se propageant, comme le feu dans la paille, dans les mémoires passionnément badaudes des mondaines qui sacrent la réputation. Les étapes successives parcourues, dans son ascension vers le succès, par la personne philanthrope dont je viens de conter l’histoire,