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un travail puissant, quotidien et obscur, toute la sève physique et morale d’un endroit unique. Il faut qu’un climat passe dans notre sang avec sa poésie ou douce ou sauvage, avec les vertus qu’engendre et qu’entretient un effort continu contre une même somme de mêmes difficultés. » Ce que M. Bourget dit de la vie cosmopolite promenée sur des sols différens où elle ne peut s’attacher et pousser des racines est vrai aussi bien de ce vagabondage de l’âme, errant à travers des façons de sentir et de penser dont aucune ne peut la fixer parce qu’elle ne reconnaît dans aucune l’abri sûr préparé par une lente formation héréditaire. Peut-être y a-t-il lieu de discuter sur ses avantages ou ses inconvéniens dans l’ordre intellectuel ; ce qui ne fait pas doute, et ce qu’il importe de signaler dans un intérêt de préservation sociale, c’est l’immoralité du cosmopolitisme.

Enfin il est inévitable qu’un organisme aussi profondément atteint devienne le théâtre de phénomènes d’une inquiétante bizarrerie : c’est une exaspération du système nerveux, un éréthisme de tout l’être consécutif à des lésions locales, ce sont des erreurs, des illusions, des perversions des sens, ce sont des goûts étranges dont plus tard on ne se souvient ni sans horreur, ni parfois sans honte. Ces désordres pathologiques eux-mêmes n’ont pas manqué à cette période de notre littérature. C’est ici l’apport de l’école sortie de l’imitation de Baudelaire, des dévots de Verlaine, et des ahuris du symbolisme. Ceux-là ne recherchent que l’artificiel et le paradoxal, ce qui est à l’envers du bon sens, à rebours de l’ordinaire. Sensuelle et mystique, cette école exhale un relent de débauche et un souffle macabre. C’est le coin avancé, corrompu, celui qui tombe en poussière.

Dilettantisme, ironie, sensiblerie, pessimisme, manie exotique, sensualisme mystique, toutes ces maladies, pour ne citer que les principales, se sont déclarées vers le même temps dans l’âme française. Quel travail elles y ont pu faire, comment elles ont pu sourdement la miner, on le devine. Décomposer ce qui devrait former un tout, séparer ce qui devrait être uni, voilà quel a été le prompt résultat du travail de tous ces agens de désagrégation. Cet éparpillement des forces s’est traduit par l’insolence avec laquelle chaque individu n’a plus voulu connaître que lui seul et relever que de lui seul. Même désorganisation à l’intérieur de chaque âme individuelle. Rappelons-nous l’exemple de ce pauvre Amiel, que l’abus de l’analyse et le dilettantisme cosmopolite, avaient rendu incapable de saisir aucune réalité, même celle de sa propre existence. « Combien ne suis-je pas vulnérable ! gémit le pauvre homme. Si j’étais père, quelle foule de chagrins ne pourrait