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élémens puisés hors de chez nous. Mais, justement, ce qui importe, c’est qu’elle arrive à se les assimiler, à les convertir en substance et en sang. Et c’est ce qu’en ces derniers temps elle a été incapable de faire. Ces élémens disparates, restant à l’état brut, n’ont servi qu’à troubler l’équilibre et l’harmonie de notre génie national. Au lieu d’aborder l’esprit étranger avec curiosité et réserve, nous nous sommes livrés à lui sans méfiance. Au lieu d’y rechercher ce qui pouvait être en quelque manière conforme à notre tradition, c’est pour ce qu’il a précisément d’étranger à nous, de lointain, d’opposé et d’hostile que nous l’avons goûté. Nous y avons tout admiré et nous lui avons allègrement sacrifié toutes nos œuvres françaises. La manie de l’exotisme s’est déchaînée, intransigeante, intolérante et sectaire, manie qui a ses illuminés, ses fanatiques et ses convulsionnaires. Voyez, lorsqu’ils sont dans l’accès de leur délire, les tolstoïsans, les ibséniens, les nietzschéens : mais surtout n’essayez pas de les calmer ! Aussi bien vous aurez tôt fait de les reconnaître : car ce sont toujours les mêmes. Inquiets, agités, désorbités et désheurés, ce sont les mêmes qui courent au-devant de chaque culte qu’on leur signale comme arrivant de loin et arrivant le dernier. Ils épousent avec empressement les théories de chaque nouveau maître sans renoncer pour cela à celles du maître précédent. Ils apprennent le dilettantisme chez Amiel, le nihilisme chez Tourguéniew, l’évangélisme chez Tolstoï, l’individualisme chez Ibsen, et la philosophie du surhomme chez Nietzsche. Et, d’une part, sans doute chacune de ces théories est en contradiction avec l’héritage de nos idées et la tournure de notre esprit ; mais, d’autre part et en outre, elles se contredisent entre elles. Songez alors à la confusion qu’elles peuvent produire dans le cerveau qui les accueille simultanément. Quel chaos ! Quelle anarchie ! Or, c’est bien ce qu’il faut dire et c’est ce qu’on n’a pas assez remarqué. En les écartant des voies traditionnelles, en les soumettant à des influences contradictoires, le cosmopolitisme a été pour beaucoup d’esprits distingués de notre temps l’école de l’anarchie. — Ce n’est d’ailleurs pas au point de vue intellectuel que se révèle le plus grand danger du cosmopolitisme. Dans une page singulièrement pénétrante M. Bourget en signalait déjà le danger moral : « Le moraliste est obligé de reconnaître que les nations perdent beaucoup plus qu’elles ne gagnent à quitter le coin de terre où elles ont grandi. Ce que nous pouvons appeler une famille a toujours été constitué par une longue vie héréditaire sur un même coin du sol. Pour que la plante humaine croisse solide et capable de porter des rejetons plus solides encore, il est nécessaire qu’elle absorbe en elle, par