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« lourdauds vertueux. » Obligé d’accepter les lois établies, d’entrer dans le cadre de l’activité générale, et même dans une certaine mesure de s’y mêler, il a soin de se tenir au-dessus de son œuvre et de nous rappeler par un imperceptible sourire qu’il ne la prend pas au sérieux. Tant pis pour ceux qui ont la simplicité de croire à ce qu’ils font ! Pour lui, tout ce qui a coutume de mettre en mouvement le reste des hommes, de faire battre leurs cœurs, de les exalter, de les faire souffrir, de tendre à travers les siècles l’effort de tout un peuple et l’énergie de toute une race, ces ambitions, ces espoirs, ces rêves généreux et douloureux, éveillent tout au plus la curiosité indifférente de son esprit. Tout n’est que spectacle pour cet esprit qui s’amuse. Tout n’est que plaisir de vanité pour cet esprit qui s’adore.

Cette ironie vicie par avance la sensibilité qui, du jour où elle a commencé de rentrer dans notre littérature, n’a plus cessé d’y couler à pleins bords. Longtemps impassible devant la misère humaine, la littérature a voulu se hâter de réparer le temps perdu, de déverser toutes ses réserves et tout son trop-plein de sympathie. Elle a célébré la douceur, la simplicité et l’ingénuité, la pitié pour les humbles, la tendresse pour ceux qui souffrent et l’indulgence pour le coupable. Il fallait se refaire une âme d’enfant ou une innocence de primitif. Il est regrettable seulement, pour l’avènement de cet âge d’or, que le littérateur eût commencé par s’isoler du reste de ses semblables. Le moyen de sympathiser avec ceux de qui on se sent si différent ! Et le moyen d’aimer ceux qu’on méprise ! Cette douceur conciliable avec le dédain, cette bonté compatible avec l’égoïsme, ces attendrissemens sans mesure et sans raison, ces apitoiemens sans choix, cette charité inactive et inefficace est par trop suspecte. Ces effusions trop peu retenues nous inspirent de la méfiance. Nous ne pouvons oublier que dans une récente période de notre histoire le même phénomène s’est produit, suivi des conséquences que l’on sait. Déjà vers le milieu du siècle dernier les cœurs avaient besoin de s’épancher ; « l’honnête homme » de jadis était devenu « l’homme à sentimens, » on ne prononçait qu’avec émotion des mots tels que celui d’amitié, on rêvait d’idylle dans la manière de Gessner et de Florian ; on pleurait à chaudes larmes aux drames de La Chaussée, de Sedaine et de Beaumarchais ; on s’attendrissait sur le sort des travailleurs et des paysans, on communiait avec la nature. Cette fièvre de sentimentalisme devait avoir pour lendemain une explosion de férocité. Apparemment, c’est que la bonté ne va pas sans une certaine dose d’énergie, et qu’elle suppose une volonté maîtresse d’elle-même. La sensibilité vraie ne fait pas