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Il n’est pas de géomètre qui n’ait souvent fermé les yeux pour « voir en dedans. » Là est peut-être l’essence de l’esprit géométrique, qui devient de plus en plus voisin de l’esprit de finesse, quoique Pascal, avec raison, les ait distingués.

Mais tout cela est fort peu connu, parce que les tâtonnemens de l’intuition ne se retrouvent point dans l’œuvre achevée : l’imagination a été comme le cintre qui a nécessairement servi à la construction de la voûte, alors même que les traces n’en sont guère visibles. On ne retrouve pas aussi nettement chez le géomètre ce cachet que l’artiste laisse comme imprimé sur son œuvre : deux toiles non signées laisseraient bien plus vite deviner leurs auteurs que deux mémoires de mathématiques.

On nous aura maintenant accordé, nous voulons l’espérer, une imagination très artistique chez le mathématicien et une inspiration puissante venant présider à l’apparition de l’œuvre mathématique comme à l’apparition de l’œuvre d’art, de certaines œuvres d’art particulièrement. Nous voudrions éclaircir encore tout cela et construire une sorte d’échelle d’œuvres d’art telle que l’œuvre mathématique en soit comme le dernier échelon.

Nous pouvons admirer au musée du Louvre, dans l’ancienne salle des États, le Printemps, de Millet, son Eglise de Gréville, ses Glaneuses, comme aussi plusieurs paysages de Corot. Sur ces diverses toiles, nous lisons des impressions de leurs auteurs assez différentes : l’un et l’autre décrivent la nature, mais ils ont différemment entendu son langage, car la nature parle véritablement par son coloris et ses mouvemens de masses. Dans le Printemps, nous voyons des arbres fruitiers couverts de fleurs, c’est exquis ; mais le grave Millet nous montre aussi l’orage fuyant, les rayons du soleil perçant la nuée. Une lumière plus uniforme eût-elle été monotone ou bien l’auteur, par son caractère, n’était pas porté à voir seulement le côté joyeux des choses : devant l’Eglise de Gréville un paysan passe, qui se rend au travail ; les Glaneuses sont représentées dans l’attitude la plus laborieuse. Corot est bien plus souriant, ses personnages ont tous l’attitude du repos ou du jeu.

Dans le même ordre d’idées, nous avons, en musique, la Symphonie pastorale de Beethoven, et avec lui une interprétation plus « abstraite » de la nature : le chant du loriot auprès du ruisseau, la danse champêtre, l’orage, tout cela n’est-il pas, à un haut degré, expression d’idées générales ? La Symphonie héroïque,