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nous a imposé le continu que nous avons inventé, sans doute, mais qu’il nous a forcé à inventer. Sans lui, il n’y aurait pas d’analyse infinitésimale, et toute la science mathématique se réduirait à l’arithmétique et à la théorie des substitutions. »

La nature invite donc le géomètre à inventer, mais le géomètre invente. Qu’il y ait « création de la matière, » c’est-à-dire un certain arbitraire dans les définitions, les points de départ, c’est ce que l’on ne saurait nier, et nous n’en voulons dire que cette preuve : les grands maîtres, en certaines circonstances, préviennent leurs élèves que « telle direction est mauvaise. » Ce n’est pas que l’on n’y saurait marcher correctement, mais bien que l’évolution générale de la mathématique ne comporte pas « telle ou telle création » inopportune au moins pour l’époque considérée. Donc, plus que tout autre savant, le géomètre est, par un côté, poète, puisque poète veut dire créateur. Le rôle de l’Imagination est immense chez le mathématicien. Dans la géométrie, nous dira-t-on, qui est l’application de la mathématique à l’étude des positions relatives des corps et des grandeurs telles que surface, volume, courbure… inhérentes à un corps, l’on conçoit encore que l’imagination soit en jeu ; mais où y a-t-il place pour l’imagination dans les dépendances entre notions abstraites si compliquées qu’envisage l’analyste[1] ? Nous répondrons que dans certaines questions très abstraites, une sorte d’intuition géométrique raffinée sert bien souvent de guide. Mais lors même que le géomètre n’a plus la ressource d’objectiver l’être idéal qu’il étudie, il y a encore en lui une sorte d’imagination qui travaille. Phénomène mystérieux et splendide : le géomètre a une sorte de « vue intérieure ! » Un illustre professeur de Berlin, mort il y a deux ans, Karl Weierstrass, à la fin de sa longue et féconde carrière, enseignait encore, assis dans un fauteuil et dictant à un élève qui écrivait à sa place au tableau noir. Lorsque la matière était particulièrement hérissée de difficultés, Weierstrass fermait les yeux : il se recueillait et, les paupières closes, il voyait mieux, son visage s’illuminait, et sa pensée jaillissait plus nette et plus forte.

  1. Nous faisons allusion, en particulier, aux « variables complexes » citées en note ; ce sont des grandeurs dont on peut ; dire qu’elles sont égales ou différentes, mais non point que l’une est plus grande que l’autre ; cela n’aurait pas de sens.
    Et leur introduction a mis, dans certaines théories, une unité très remarquable, une régularité qu’elles n’eussent pas eue avec les grandeurs ordinaires. Voir par exemple : M. Couturat, De l’Infini mathématique. Alcan, 1896.