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Nojô calmé daigna même s’asseoir au festin, mais le ressentiment le mordait au cœur, et sombre, silencieux, il ne tarda pas à se retirer.

Et sur les tatamis inondés de lumière, les convives entremêlés de geishas se réjouissaient devant leurs tables étincelantes. L’intimité entre gens de bonne naissance donnait à cette fête une exquise douceur. Les geishas chantèrent moins qu’elles ne causèrent. On faisait cercle autour des plus âgées qui sont les plus expertes et qui ont sur les lèvres le miel des paroles enjôleuses cl le piment des plaisantes histoires. Et M. Kumé, dont le vieux Japon avait ressaisi l’âme, M. Kumé dansa ! Il dansa une ancienne danse du pays qui me parut admirable, tant ses bondissemens étaient souples et ses attitudes héroïques. Si j’avais été geisha, je n’aurais plus jamais consenti à ébaucher mes timides contorsions devant ce cavalier qui, d’un bout de la salle à l’autre, nous surprenait de ses voltes magnifiques et nous émerveillait de ses poses, tandis que les flammes des hautes bougies s’inclinaient au bruissement rapide de ses manches de soie.


Comme je rentrais à l’hôtel, j’entendis au bas de l’escalier dans la salle de bain des clapotemens, des reniflemens, et je vis à la clarté d’une lanterne blanche, nageant sur l’eau chaude d’une grande cuve de bois, la tête éblouie de notre Igarashi, qui venait de quitter le banquet. Il me sourit et cria d’un air inspiré : « Je mets mon saké dans l’eau ! Sayônara ! (Bonsoir) ».


Le lendemain, Numata gagné définitivement à la cause de M. Kumé, nous repartîmes, et notre file de kurumas, moins nombreuse, redescendit la pente des montagnes, aveuglée de neige et de soleil. Nous nous arrêtâmes souvent : des paysans venus de très loin pour saluer M. Kumé, l’enfant du pays, l’attendaient le long du chemin. Ils avaient marché des lieues et des lieues, depuis l’aube, à travers les fondrières et les ravins, nu-tête et le kimono retroussé sur leurs jambes nues, poussés par ce vieil amour féodal qui franchit monts et vaux sans autre salaire qu’un salut de son prince. Et il fallut encore halter, car la voiture d’Igarashi creva et jeta dans un fossé, cul par-dessus tête, le tambour de Napoléon.

A l’étape, où l’avant-veille nos bannières avaient flotté, Nojô, le visage empreint d’une fière mélancolie, demanda un