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raconte même qu’un de ses tambours, tombé dans un ravin et à demi englouti, continua de battre sous la neige. Eh bien, messieurs, l’honorable M. Igarashi a fait comme le tambour de Napoléon. Il a chu hier soir dans une ornière et cette disgrâce ne l’a point empêché de poursuivre la lutte. Nous sommes tous pareils à lui : même sous la neige, nous crierons : « Vive M. Kumé ! » On crut qu’il avait fini ; mais de son éventail il arrêta les assistans. Depuis que la Restauration a ébranlé le prestige de l’autorité, les Japonais ne peuvent sentir le commissaire de police dont la présence à leurs réunions paralyse la liberté du discours. Nojô ajouta, le bras tourné vers le fonctionnaire impassible :

— Messieurs, je vous présente M. le commissaire. Il s’est montré particulièrement aimable à notre endroit. Il a de bonnes façons. C’est un galant homme.

L’auditoire, dont la joie faisait onduler les lourdes têtes, applaudit à tout rompre, puis s’écoula sans bruit.

Entrés par le toit, nous sortîmes par la porte, et nous retournâmes au restaurant où les maires des communes avoisinantes et les conseillers généraux avaient organisé un banquet intime en l’honneur de M. Kumé.

Pendant que nous enlevions nos chaussures dans la première pièce, un conseiller général s’approcha de Nojô et lui dit :

— Comme vous êtes un soshi, nous ne vous invitons pas à notre dîner ; nous préférons vous donner de l’argent pour que vous mangiez et buviez avec les autres soshis.

Nojô sourit et ne répondit rien. Un maire, qui n’avait point entendu, s’avança et lui dit :

— Comme vous êtes un soshi très distingué, nous serons heureux de vous recevoir parmi nous.

Alors Nojô alla trouver le conseiller général et lui répéta les paroles du maire :

— Et vous, ajouta-t-il, vous savez quel langage vous m’avez tenu. Que dois-je faire ?

Et il n’attendit point la réponse, car la colère l’emportait. Il se précipita sur des bouteilles de bière et des cruches de saké, et la demeure s’emplit d’un fracas de vaisselle brisée et du cri des servantes. Nous fûmes tous fort effrayés et l’on envoya en grande hâte chercher Takéuchi l’Ancien, qui vint en souriant parce qu’il était vieux, avait vu beaucoup de soshis et savait les prendre.