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en pâture à la foule, comme les tribuns d’Europe en usent d’ordinaire. Lui aussi, le gentil Nojo se dressa sur ses pieds, et, d’un coup d’éventail rabattant les plis de son hakama, adressa ses complimens aux citoyens de la ville.

Le seul orateur qui obtint quelque succès fut Takéuchi l’Ancien. Depuis le matin, sa voix s’était un peu éclaircie. Il parla trois fois plus longtemps que les autres, et cependant l’auditoire ne cessa de lui marquer son contentement. On comprend si j’étais curieux de savoir ce qu’avait dit cet ancien député. Or, voici le sens de son discours. Takéuchi l’Ancien avait rêvé la nuit dernière. (Qui se fût jamais douté qu’en cet état, Takéuchi pût encore rêver ? ) Il avait rêvé à Mayebashi, et raconta son rêve à Numata. Mais, pour le comprendre, établissons d’abord que le vague concurrent de M. Kumé s’appelait Araré, comme un village de la montagne ; en second lieu, que Kumé ressemble au mot Kumai, qui signifie le riz offert aux divinités ; enfin que M. Kumé porte le prénom de Tami-no-suké. Traduisez : assistance (suké) du (no), peuple (tami). Et, dès lors, rien n’est plus clair que le songe de Takéuchi l’Ancien. Il avait vu le torrent grossi se déverser du haut des monts, et entraîner dans sa rage le village d’Araé, puis, plus calme, épandre une nappe féconde sur les sillons des campagnes. Et ces sillons avaient poussé un riz excellent (kumaï), qui fut par la suite l’assistance du peuple (Tami-no-suké).

— Vive M. Kumé ! crièrent les campagnards enthousiasmés. Vive M. Kumé !

Et M. Kumé se leva et laissa tomber la formule sacramentelle : « Maintenant, amusez-vous. »

En un instant, la salle du festin, où s’alignaient les convives, présenta le spectacle d’un damier, dont un coup de poing brouille et disperse les pions. Des groupes se formèrent ; des théories de pèlerins agenouillés entreprirent, la coupe en main, le tour du banquet. Et, devant les tables des hommes considérables, ils essaimaient pareils à des grappes de raisins noirs, qu’une ménagère soigneuse a couchées sur de la paille blonde. Et les petites tasses de saké faisaient la navette. Et les geishas aux belles ceintures dansèrent. Les doigts mignons des musiciennes frappèrent la grosse bobine qui leur sert de tambourin. Les baguettes, dont elles décrivaient d’abord lentement de rythmiques et liturgiques paraboles au-dessus de leur front et sous leur menton guindé, piquaient en cadence sur la peau sonore des tambours. Leurs voix grêles se