de gelée, je traversai, au trot de mes kurumayas, la ville de Tokyo, qui s’éveillait avec son habituel tintamarre de volets heurtés les uns contre les autres, et de châssis glissant dans leurs rainures.
Nous avions pris rendez-vous à la gare d’Uyéno, d’où partent les trains du Nord. Tout ce quartier est ennobli et ombragé d’un immense parc, célèbre par ses temples et ses cerisiers, dont les fleurs éphémères sont la plus belle fête du printemps. L’hiver le glaçait encore, mais déjà les pruniers s’étoilaient, car, si la grâce féminine des cerisiers ne donne ses légers parfums qu’au soleil du renouveau, les pruniers sont pareils aux fiers samuraïs dont l’âme fleurit même sous la neige.
Mikata et son ami, M. Kumé, m’attendaient devant la gare, une affreuse gare, où les vents froids s’engouffrent et traquent les kimonos. Le train chauffait : il avait la mine sale et piteuse d’un laissé pour compte d’une petite exploitation européenne. Wagons, locomotives, tramways, pourquoi cet attirail de notre vie moderne, transporté au Japon, y contracte-t-il cette face lamentable ? Et pourquoi les Japonais s’obstinent-ils, dans leurs bâtisses, à compter sans l’hiver ? J’admets qu’ils offrent aux intempéries de la saison une plus belle résistance que nous ; tant il y a que leurs nez bleuissent comme les nôtres, et qu’on en voit partout qui de leurs bras se battent les flancs avec une farouche résignation.
On m’ouvrit un compartiment de première qui me parut occupé, et j’allais courir à un autre, quand Mikata m’arrêta : « Ce sont nos amis, » me dit-il. Le compartiment était disposé en forme de salon et, au milieu, la tiédeur discrète d’une maigre bouillotte, dissimulée sous une couverture, empêchait tout juste nos haleines de s’y congeler. Les six ou sept voyageurs qui nous y avaient précédés, immobiles et silencieux, ne nous adressèrent pas un regard. Mais, aussitôt que le train se mit en marche, M. Kumé nous présenta les uns aux autres. Ils se levèrent, me saluèrent et se rassirent sans desserrer les lèvres. Ces messieurs, membres influens du comité électoral de M. Kumé, étaient venus le chercher à Tokyo, afin de lui faire un cortège d’honneur. L’un d’eux, vieillard ratatiné, bourrait de temps en temps sa pipette en nickel, en tirait dare dare les quelques bouffées, la vidait d’un coup sec et, tourné vers la portière, regardait de ses yeux clignotans la fuite du paysage. Les autres s’absorbaient dans la contemplation de la bouillotte, hormis un grand gaillard coiffé d’un chapeau melon, un mouchoir blanc noué autour du cou, et qui