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effets qu’à la nature. Du jour où le fils adoptif entre dans sa nouvelle famille, l’ancienne lui devient étrangère. Il a changé d’aïeux et de culte domestique. Désormais il allumera les baguettes d’encens et déposera les offrandes de riz devant les Tablettes sacrées des morts qu’il adopte à son tour. Les Romains, les Athéniens, les Hindous s’improvisaient de pareilles généalogies : seulement ils y méfiaient peut-être plus de discrétion que les Japonais.

Tous les ans, l’ambition politique jette de pauvres candidats, orphelins volontaires, à la recherche d’une riche paternité, et les expose à de plaisantes mésaventures. Cette année, M. Kotegawa, économiste distingué, désireux de briguer la députation, trouve enfin au quartier de Shiba un homonyme qui ne demandait pas mieux que d’avoir un fils député. L’affaire allait se conclure, quand on s’aperçut que, si le fils avait quarante ans, le père n’en avait guère que trente. M. Kotegawa s’adressa au ministère de l’Intérieur ou de la Justice : on lui répondit que décidément la loi ne pouvait admettre une telle anomalie, et l’honorable économiste fut invité à continuer ses explorations et à se découvrir un père qui eût au moins son âge.

A Isé, M. Oishi, ancien vice-ministre de l’Agriculture, était tombé sur une famille de son nom toute prête à l’adopter. Ses amis l’en félicitaient. Jour est pris pour la fête. Mais le malheur voulut qu’un de ses compétiteurs fût précisément allié à cette famille. Il accourt. L’esprit des ancêtres s’insurge avec lui, et M. Oishi est évincé. D’autres, réduits à l’humiliante et funèbre nécessité de quitter leur nom, moururent Hayashi et renaquirent Morimoto. L’amour de la chose publique inspire de rudes sacrifices.

Et tandis que ces épaves mélancoliques flottaient de foyer en foyer, de cimetière en cimetière, à la découverte de mânes propices et de vivans hospitaliers, les libéraux dénonçaient l’indulgence du ministère envers les progressistes ; les progressistes, ses complaisances scandaleuses à l’égard des libéraux. Les deux partis s’accusaient d’assassinats et se prenaient mutuellement en flagrant délit de corruption électorale. Et toutes ces petites rumeurs crevaient à la surface du peuple japonais comme de légers remous d’écume sur une eau silencieuse.