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tsar de Russie (qui n’est pas encore, mais travaille à devenir Pierre le Grand), il a fait tête à tous ; il a contraint le Danois à demander la paix ; il a chassé Auguste de Pologne et fait couronner à sa place un protégé à lui, Stanislas Leczinski ; il a battu à Narva 30 000 Russes avec 16 000 Suédois. Il est le maître complet de la situation, il ne reste plus qu’à achever la défaite des Russes qui occupent une partie de la Pologne et lui ont enlevé la petite province d’Ingrie, mais ce sera l’affaire d’un dernier coup de main dont personne ne doute.

C’est le moment très bien choisi où Louis XIV se décide à lui envoyer un messager secret, non pas pour lui offrir l’alliance de la France, — les premières années de la guerre de la succession d’Espagne avaient si mal tourné pour nos armes que la proposition n’aurait eu rien d’attrayant, — mais pour l’engager à prendre dans le grand conflit Européen le rôle de médiateur qu’on avait proposé aux États généraux de Hollande et qu’ils ont refusé : mais il semble (c’est du moins ce que Louis XIV va lui faire dire) que la lâche revienne de droit au souverain de la Suède, qui, à ce titre, est l’un des garans de l’état territorial consacré par la paix de Westphalie et qui, de plus, est prince de l’Empire, qualité que plusieurs possessions allemandes lui confèrent. Quoi ! médiateur, à vingt ans, entre le grand roi, le chef du Saint Empire et les successeurs de Guillaume III ! Quel hommage rendu à une gloire naissante ! Quelle perspective ouverte à un jeune ambitieux !

L’instruction donnée par Louis XIV à son envoyé, afin d’attirer Charles et de l’induire en quelque sorte en tentation, est un de ces chefs-d’œuvre diplomatiques, qu’on rencontre à chaque page dans les archives secrètes de ce grand règne. Tout y est prévu : les considérations à faire valoir, aussi bien que les objections à écarter. Il faudra rappeler le souvenir des intérêts communs entre la France et la Suède qui ont engagé souvent les deux pays ensemble dans des mêmes luttes communes ; il faudra faire envisager à l’horizon le péril que ferait courir, à tous les princes de l’Empire, le triomphe complet de la maison de Habsbourg, et dont le sort des électeurs de Cologne et de Bavière, mis déjà au ban de la Diète, est un triste exemple. Mais tout cela doit être dit discrètement pour ne pas laisser croire (ce qui est pourtant vrai) que la médiation proposée n’a pour but que d’engager le Prince dans la politique générale comme dans un engrenage dont il aurait ensuite peine à sortir. On ne saurait prendre trop de soin pour ménager un caractère que l’on connaît déjà comme ombrageux et défiant. En un mot, dit finement M. Syveton, il faut lui faire sauter le pas sans qu’il s’en doute.