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demment écrite pour le public. Il ne se décida pas à la faire paraître, soit qu’il ait obéi à un sentiment de bienveillance qui tempérait chez lui les mouvemens d’une âme ardente, soit encore qu’il eût personnellement pour Buffon des égards et une considération qu’il n’avait pas pour son œuvre. Il commença d’ailleurs à entretenir avec lui des relations qui devinrent plus étroites, lorsqu’en 1750 il remplaça le duc d’Aiguillon à l’Académie des sciences.

Cette hostilité du clan naturaliste on se tromperait de la croire sans importance parce qu’elle ne se manifeste publiquement que par un ouvrage anonyme, — les Lettres à un Américain ne portent pas le nom de l’auteur, l’abbé de Lignac, et naturellement pas non plus celui de Réaumur, — et par un second ouvrage posthume. En réalité, c’est autour de celle-ci que toutes les autres critiques viendront cristalliser. La valeur du livre de Buffon est dans son autorité scientifique. Si celle-ci est ébranlée, tout sera permis contre lui ; si elle résiste, toutes les autres seront vaines.

Ces critiques se produisirent de deux côtés, de la part des dévots et des encyclopédistes. « Les dévots sont furieux et veulent le faire brûler par la main du bourreau, écrit le marquis d’Argenson, à propos du livre sur la Théorie de la Terre. Véritablement, il contredit la Genèse en tout. » La Sorbonne s’émeut ; elle menace de prononcer la censure ; elle exige la rétractation de propositions comme celles-ci, que les planètes avaient fait partie du soleil et que cet astre s’éteindrait probablement, propositions dont le système cosmogonique de Laplace[1] devait faire autant de vérités moins de cinquante ans plus tard. « Les matérialistes regardent son énorme préface comme le rétablissement de l’épicurisme, disent les Lettres à un Américain. Dans son ouvrage, tout s’opère fortuitement. Il met l’attraction newtonienne à la place du hasard d’Épicure. » On ajoute — et l’allusion à Réaumur est ici transparente : « Tandis que d’autres auteurs savent nous élever au Créateur en nous amusant de l’histoire d’un insecte, M. de Buffon nous le laisse à peine apercevoir en nous expliquant la fabrique de l’univers. »

L’opposition des encyclopédistes a, bien entendu, d’autres causes. On sait le mot de Voltaire à propos de l’Histoire naturelle « qui n’est pas déjà si naturelle. » C’est une malice ou, tout au

  1. Sous une forme un peu différente.