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solidarité leur manque, dit-elle ; tous les métiers forment des organisations plus ou moins puissantes ; le fermier seul n’a pas encore appris qu’aider les autres, c’est s’aider soi-même.

— Voilà le vrai sens de la civilisation, ne cesse de répéter Ida, s’entr’aider ! Malheureusement, ajoute-t-elle, ces pauvres gens n’ont pas d’idées comparatives, ils ne savent pas combien ils sont dénués de tout. Le jour où ils le sauront, les politiciens pourront trembler. Ce qui paralyse un mouvement tel que celui de la Grange, c’est le monopole des terres. Les grands propriétaires dévorent les petits. Mais patience ! Le cultivateur commence à comparer sa ferme hypothéquée à la résidence luxueuse du banquier et on ne peut prévoir quelle sera la fin de ses réflexions. L’essentiel est qu’il réfléchisse.

Les brochures qu’elle envoie à Bradley font entrevoir l’attaque prochaine des banques nationales et des impôts indirects. Elles sont dédiées à ces millions de travailleurs qui produisent la richesse, mais qui, n’ayant jamais exercé de contrôle sur la législation, sont appauvris par des lois faites au profit des détenteurs de terres et des marchands d’argent. Ceux-ci s’emparent du surplus de la fortune nationale et se l’approprient en vertu du même droit qui livrait l’esclave aux mains de son maître, droit légal, mais inique néanmoins. Ida Wilbur proposerait sans nul doute le même remède que préconise Hamlin Garland : faire peser les impôts exclusivement sur les accapareurs de privilèges quelconques, ériger en principe général que toutes les valeurs publiques appartiendront à l’Etat, tandis que l’individu aura la libre possession de ce qu’il gagne. On voit que ce n’est pas précisément le communisme pur et simple ; il ne s’agit que d’égaliser les conditions sociales en taxant toujours plus lourdement les valeurs de monopole et en dégrevant d’autre part le produit de l’industrie individuelle.

M. Garland m’assure que ce principe rallie en Amérique beaucoup d’adhérens et il compte que le parti radical, de plus en plus nombreux dans l’Ouest, le fera triompher à la longue. L’Ouest, dit-il, avait toujours été, dans le passé, républicain[1] ; les États qui le composent étaient entrés dans l’Union sous ce drapeau, ils croyaient fermement que le salut de la nation dépendait de leur fidélité aux traditions léguées par la grande guerre et au principe

  1. Dans le sens américain, opposé à « démocrate. »