Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 157.djvu/156

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

entrain cette route, une ligne noire qui ne paraissait pas bien longue sur l’affiche-réclame, mais qui en réalité est interminable. Il atteint enfin, exténué, une ville de Prairie, ou plutôt une poignée de niches en bois irrégulièrement semées sur un océan de gazon roussi, pauvres petites barques éparses que bat l’ardent soleil ; point d’ombre nulle part, aucun vestige d’arbre. Les colons sont reçus par un agent, juge et notaire à la fois, chargé des affaires d’une banque qui détient plus de cinq cents hypothèques sur les cabanes environnantes. Le syndicat des lanceurs s’engraisse aux dépens de ceux qui n’ont que l’illusion d’être propriétaires. Il est plus avantageux de donner ainsi la terre que de payer des laboureurs ; le succès de ce procédé est certain pour ceux qui l’emploient. Là où des syndicats de capitalistes ne sont pas encore formés, soyez sûrs que l’exploitation est presque impossible, vu l’absence de tout chemin frayé. L’hypothèque s’impose donc ; vienne une année de sécheresse, une de ces tempêtes de grêle dont Garland fait des descriptions qui participent du cauchemar, on est ruiné. Aussi combien de morts tragiques ! Combien de cas de folie ! Mais les corporations d’accaparement n’y regardent pas de si près.

Il est intéressant de comparer ces âpres paysanneries à celles d’un René Bazin, par exemple. Le peintre des grandes routes de l’Ouest est d’accord sur plus d’un point, malgré les différences fondamentales de principes, avec celui du Marais et du Bocage vendéens ; les terres qui commencent offrent apparemment les mêmes problèmes que la Terre qui meurt. Dans le beau récit intitulé : Au haut de la Coulée, on voit un frère cadet, usé avant l’âge par le rude travail des champs, accueillir avec tous les symptômes de la haine et de l’envie son frère aîné, parvenu, sans y avoir plus de droit que lui, à l’instruction, à la fortune, à la vie intelligente des grandes villes. Entre eux une véritable réconciliation est impossible ; l’un des deux a gagné le gros lot, question de chance, et l’autre a manqué son affaire ; il n’y a pas de bons procédés d’une part, il n’y a pas de reconnaissance de l’autre qui puissent remédier à cela. L’injustice subsiste. Et, dans le village témoin de la sourde hostilité de ces deux hommes qui, nés du même père, doués par la nature aussi richement l’un que l’autre, sont séparés par les circonstances autant que s’ils étaient d’espèces différentes, dans ce triste et lointain village du Mississipi, personne ne semble heureux. Les vieux se résigneraient encore,