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la ville, genius urbis, tutela, conditor, comme on le disait avec une réelle conviction, occupait donc le centre de la cité et pouvait ainsi recevoir facilement l’hommage de ses adorateurs[1]. Elle est à peu près oubliée et inconnue aujourd’hui. L’ancienne eau sacrée se perd dans les filtrations souterraines. Elle ne coule plus à l’air libre, dans la pure lumière du ciel, sous les yeux charmés et reconnaissans d’un peuple de fidèles et de dévots. Elle existe certainement encore ; mais ce n’est plus qu’un émissaire obscur, un branchement secondaire de la canalisation souterraine de la ville moderne. Son rôle est sans doute encore utile, puisqu’elle contribue à l’assainissement général d’une grande cité ; mais, ainsi réduite à l’emploi plus que modeste d’égout collecteur, c’est, on en conviendra, une divinité bien déchue et irrévocablement souillée.

V

Telle est l’origine historique de Bordeaux ; elle paraît remonter au Ve ou au IVe siècle avant notre ère. Mais une série de fouilles, exécutées il y a une trentaine d’années pour l’établissement des égouts, au centre même de la ville, au point culminant de la petite presqu’île formée par la Peugue et la Devèze, ont donné aux archéologues la satisfaction de découvrir les débris d’une ancienne station palustre[2]. Le burg biturige et l’emporium gallo-romain auraient donc été précédés par un établissement remontant aux premiers âges de notre époque géologique et auquel il est presque impossible d’assigner une date. D’après les débris soigneusement recueillis, cet habitat serait même antérieur aux cités lacustres de la Suisse et appartiendrait à la fin de l’âge de la pierre éclatée, aux premiers temps de l’âge de la pierre polie. C’est tout à fait l’enfance de l’humanité. On y a trouvé, comme dans toutes les stations de ce genre, d’abondans débris d’os plus ou moins travaillés, des foyers contenant des cendres, et surtout des amas considérables d’écailles d’huîtres. Le nombre des foyers et le volume des cendres semblent indiquer que les populations primitives allumaient régulièrement de grands feux pour se mettre à l’abri des brouillards qui devaient alors, bien plus que de nos

  1. Per mediumque urbis fontani Fluminis alveum… Auson, op. cit., 8, 17.
  2. Delfoltrie. Cité palustre au centre de la ville de Bordeaux. Mém. de la Soc. des Sciences physiques et naturelles de Bordeaux, t. V, 1867.