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Mme de Staël des souffrances de l’exil ; nul n’en connaissait l’amertume autant qu’elle, la perpétuelle exilée, qui devait en épuiser plus tard toutes les douleurs.

« Les Français, dit-elle, ne peuvent exister que dans leur patrie. Leurs défauts et leurs qualités les éloignent de tous les autres peuples. Ils ne savent que leur langue, ils ne conçoivent que leurs habitudes. Le beau climat, cette société facile, ce pays que la nature a doué, tout les rappelle dans leur séjour natal. Ils n’ont pas comme les anciens ce sévère amour de la patrie dont ils avaient fait leur première vertu ; mais ils ne peuvent pas vivre ailleurs, et ce besoin de tous les instans est bien aussi de l’amour. Il faudrait élever des échafauds sur toutes les frontières pour empêcher les bannis de revenir, il faudrait en préparer pour ceux qui les cacheraient[1]. »

Sans doute, un retour en masse de l’émigration royaliste eût présenté bien des dangers. Mais on ne peut s’empêcher de reconnaître que le véritable intérêt de la République n’était pas d’allonger les listes de proscription. La surveillance des frontières était très difficile, les émigrés parvenaient à rentrer malgré les édits. Mieux valait prévoir, comme le voulait Mme de Staël, le jour prochain où les rigueurs de la loi s’adouciraient au nom de la pitié et de l’intérêt de la patrie. L’événement lui donna raison, et les nombreuses radiations que fit le premier Consul ne furent pas une des mesures les moins efficaces pour ramener la paix intérieure.

Mais la tolérance et la pitié ne sont rien, si la justice ne les accompagne. Elle est le complément nécessaire et le couronnement des deux autres vertus. Elle est la loi morale qui régit les sociétés et la condition même de leur existence : « C’est au nom de la justice, écrivait M. Necker, c’est pour la protéger, pour la défendre, que les gouvernemens ont été institués. » Le règne de la justice, voilà bien l’idéal de Mme de Staël ; et, si elle a l’horreur des moyens révolutionnaires, c’est qu’ils personnifient le triomphe de l’arbitraire et de la force. La fameuse maxime : Salus populi suprema lex esto, lui semble odieuse et tyrannique. Elle est en morale franchoment individualiste ; sacrifier l’unité à la collectivité lui paraît monstrueux. Elle s’écrie avec Rousseau : « La liberté d’une nation ne vaut pas la vie d’un homme innocent. »

  1. Feuillet 171.