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ami Henley de son voyage à travers les États-Unis dans un train d’émigrans[1] :


Mon cher Henley, je suis assis sur l’impériale d’un wagon, avec une équipe d’ouvriers du Missouri allant dans l’Ouest pour leur santé. De toutes parts des prairies désertes et plates. Çà et là un troupeau de bœufs, parfois un ou deux papillons jaunes ; puis une église de bois se dressant, seule, parmi des lieues vides ; ou encore un moulin à vent pour pomper de l’eau. Quand nous nous arrêtons, — ce que nous faisons souvent, car émigrans et marchandises voyagent ensemble, — nous entendons la plaine entière toute chantante de cigales. Je vous écris ceci durant un de ces arrêts, comme vous pourrez en juger d’après l’écriture. Voici aujourd’hui le samedi 23, et je n’ai pas perdu mon temps depuis que je vous ai dit adieu à la gare de Saint-Pancras. Figurez-vous que je dors avec un homme de Pensylvanie qui a été dans la marine, et que je mange avec lui et avec les Missouriens dont je viens de vous parler. Nous avons un bassin d’étain, à quatre, pour nous laver. Je ne porte rien qu’une chemise et un pantalon : quand je dois descendre pour les repas, j’enfile une veste, et me voilà en tenue. Cette existence doit se prolonger jusqu’à vendredi, samedi, ou dimanche prochain. C’est un état bizarre que celui d’émigrant : j’espère vous le prouver dans un livre que je veux écrire. Mais rien n’épale ma paix d’esprit et ma sérénité. Mon corps, seul, ne va guère : impossible de manger, ni de respirer ; du moins je puis dormir. Le wagon qui précède le nôtre est bondé de Chinois.

Lundi. Ce que c’est que d’être malade dans un train d’émigrans, ceux-là seuls peuvent l’imaginer qui en ont fait l’expérience. Ce matin, je n’ai pu m’endormir qu’à neuf heures, assommé par le laudanum, dont, fort heureusement, j’avais sur moi un petit flacon. Depuis deux jours je n’ai rien mangé, et bu seulement deux tasses de thé, qu’on m’a fait payer cinquante cents chacune, sous prétexte qu’elles représentaient, l’une un déjeuner, et l’autre un dîner. Nous voyageons à travers des solitudes sinistres, buissons et rochers, sans forme ni couleur, un triste coin du monde. Je dois avouer que je ne suis pas bien en train, mais mon calme est parfait, et me rend ma détresse suffisamment supportable. Ma maladie est d’ailleurs un sujet de grande gaîté pour quelques-uns de mes compagnons de voyage : et moi, tout patraque que je me sente, je suis bien forcé de sourire à leurs plaisanteries.


Dans son enfance, déjà, Stevenson envisageait la vie de la même façon. Voici une lettre qu’il écrivait à son père, d’un collège de Torquay où il faisait ses études : « Mon respectable ascendant paternel, je vous

  1. Il faisait ce voyage pour se rendre auprès d’une dame qu’il avait connue à Fontainebleau, et dont il venait d’apprendre qu’elle avait eu de cruels chagrins domestiques : c’est avec cette dame qu’il s’est marié, l’année suivante. Et comme ses parens avaient désapprouvé son projet de départ, il s’était obstiné à ne leur point demander d’argent ; de sorte qu’il était parti sans aucune ressource, et si malade que ni M. Colvin ni personne de ses amis ne croyaient qu’il parviendrait jusqu’au bout de sa route.