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me profiter ! » Des aveux du même genre se rencontrent à toutes les pages, surtout dans les lettres du premier volume : ils nous révèlent le secret de l’irrésistible charme de ces romans de Stevenson qui, dès qu’on veut les traduire ou en résumer les sujets, font l’effet de simples récits d’aventures, tandis qu’à les lire dans leur texte ils sont une source incomparable d’émotion poétique. C’est qu’à tous ces romans, et même à ceux d’entre eux qui n’avaient d’autre objet que d’amuser les enfans, l’auteur a apporté autant de soin qu’en apportait Flaubert à Madame Bovary ; et ainsi il en a fait des œuvres d’art, en revêtant d’une beauté littéraire définie et parfaite les rêves qui jaillissaient de son âme d’enfant.

Ses lettres, d’ailleurs, ne se bornent pas à nous renseigner sur l’origine et la préparation de son œuvre : elles nous apprennent sous l’effet de quelles influences cette œuvre s’est produite. Stevenson nous y met au courant de ses admirations et de ses répugnances ; il y glorifie Richardson, Dickens, Dostoïevsky, appréciant chacun de ces grands écrivains en des pages d’une critique ingénieuse et fine ; et d’autres fois il s’explique, avec une modération admirable, sur tels autres écrivains qui lui déplaisent ou l’ennuient. Mais surtout il ne cesse point d’énoncer, dans ses lettres, la conception spéciale qu’il s’est faite de son art. Considérés à ce point de vue, les deux volumes de sa correspondance forment une véritable profession de foi esthétique, et l’une des plus sincères et des plus belles qu’on puisse lire. Il écrit par exemple à M. Henry James, l’année même de sa mort, en 1894, que ses deux principaux objets ont été, dès le début : « 1° la lutte contre l’adjectif ; 2° la résistance au nerf optique. » Et il entend par-là que son œuvre, telle qu’il la rêve, doit avoir pour but d’amuser et d’émouvoir, mais non pas d’étonner par la richesse des épithètes, et d’être ainsi un développement de rhétorique, ni non plus d’éblouir par l’éclat des descriptions, car le roman n’est point œuvre de peintre, mais de conteur et de créateur. « Notre temps, ajoute-t-il, marque le triomphe du nerf optique dans la littérature, et l’on oublie que durant de longs siècles la littérature s’est passée de ce nerf sans en être moins bonne. » Ailleurs il reproche à un de ses amis l’abus de ce qu’il appelle les « passages pourpres. » Il estime qu’un « mot pourpre » dans une phrase, « c’est déjà beaucoup, » mais « qu’une phrase entière faite de ces mots est décidément une mauvaise phrase. » Et il poursuit : « Accoutumez-vous à une pure austérité : elle sera votre force ! Mettez à votre style une tunique de lin ; et arrangez ses plis du mieux que vous pourrez, mais sans les orner de bijoux superflus ! Et même quand le sujet