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et d’initier le monde à ces détails privés me paraîtrait le comble de la frivolité et du mauvais goût. » Aussi se gardait-il d’y « initier le monde, » de telle sorte qu’en 1885, lorsqu’il était déjà un auteur en vogue, le critique anglais M. William Archer, avait pu très ingénument le décrire, d’après ses livres, comme un jeune sportsman plein de vie et de santé, et ajouter que « le moindre accès de rhumatisme suffirait à modifier sa philosophie ! » Mais plus encore que de tout le reste, Stevenson avait horreur de la publication de lettres qui n’étaient point destinées à être publiées. Lui qui ne se brouillait jamais avec ses amis, il faillit un jour se brouiller avec le plus ancien et le plus intime d’entre eux, M. Charles Baxter, son camarade d’enfance, parce que celui-ci avait laissé imprimer dans un journal une de ses lettres, où il racontait ses aventures de voyage en Océanie. Il se fâcha même tout à fait, sauf, dès le mois suivant, à demander pardon pour son mouvement de colère : « Mais, reprenait-il, vous ne pouvez pas vous faire une idée du désagrément que c’est pour moi de voir mes affaires personnelles placées sous les yeux du public. Une seconde expérience du même genre me dégoûterait à tout jamais d’écrire des lettres. »

On pourra s’étonner, après cela, qu’il ait cependant prié M. Colvin de « préparer pour l’impression un choix de ses lettres. » Mais d’abord il n’ignorait pas que ses amis aimaient et admiraient trop ses lettres pour qu’il pût obtenir d’eux de ne les point publier. L’année dernière encore, une dame anglaise qu’il avait connue dans sa jeunesse a, sous prétexte de biographie, publié toute la série des lettres qu’elle gardait de lui, et j’imagine qu’elle aura dû être très surprise des protestations dont son livre a été l’objet de la part des héritiers de R. L. Stevenson, car de plus en plus l’habitude se répand, en Angleterre « d’initier le monde aux détails les plus privés » de la vie des grands écrivains. C’est de quoi, sans doute, Stevenson se rendait bien compte : il connaissait son temps, et ne l’estimait guère. Et il y avait autre chose aussi dont il se rendait compte : il sentait que, si beaucoup de ses lettres avaient un caractère trop intime pour pouvoir être jamais divulguées, quelques-unes d’entre elles étaient d’un genre tout différent, et pouvaient être divulguées sans indiscrétion.

Ses amis avaient coutume de dire, et lui-même répétait volontiers, que ses lettres « manquaient de faits. » En 1887, écrivant à M. Colvin au lendemain de son départ pour l’Océanie, il ne parlait que des compagnons de route qu’il avait trouvés sur le bateau, hommes et bêtes, puis se ravisant, il disait en manière de post-scriptum : « Hardi-Bob-Tête à l’envers (alias le Commodore) va maintenant