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l’appareil technique de l’industrie deviendra plus productif, s’accroîtra infiniment. Or, les conditions générales de l’industrie ne changent point ; les facteurs essentiels restent les mêmes, nous n’en connaissons point d’autres que le capital, l’intelligence et le travail. Ils sont unis d’une façon indissoluble. Il s’agit seulement de les développer, de trouver entre eux sinon l’accord, du moins le meilleur modus vivendi.

Les socialistes qui appartiennent à l’école de M. Millerand résolvent la question du capital privé par l’expropriation et la confiscation. Ils oublient seulement ou affectent d’oublier que le capital mobilier est moins aisé à confisquer que ne l’étaient, au siècle dernier, les terres seigneuriales et les biens de mainmorte. Nous pourrions citer de mémorables exemples. A la mort d’un des présidens de notre République, vieux républicain s’il en fut, le public apprit avec étonnement par les gazettes, presque avec scandale, que le gouvernement qu’il dirigeait lui offrait si peu de sécurité qu’une notable partie de sa fortune s’était réfugiée en Angleterre. Même constatation fut faite pour un très grand poète, l’aède de la démocratie. Lors du ministère de M. Léon Bourgeois, quand M. Doumer déposa sur le bureau de la Chambre ce malencontreux projet d’impôt inquisitorial sur le revenu, blâmé par les socialistes réfléchis[1], ce n’est un secret pour personne que de nombreux capitaux français commencèrent un véritable exode au-delà des frontières ; nombre d’entreprises furent suspendues, ajournées. Et il serait injuste d’en faire un reproche aux capitalistes ; Marx lui-même ne les rend point responsables des inquiétudes et des appétits du capital, qui a un caractère indépendant de ses détenteurs[2]. Par là on voit à quel point se justifie le mot d’ordre de M. Millerand à tout son parti : Avoir peur de faire peur… si on l’applique au capital. Il est fâcheux seulement que M. Millerand tienne si peu compte de ce conseil dans ses discours. Dans notre pays, les ressources mobilières, toujours économisées et accrues, n’ont que trop de tendance à se diriger vers une destination tout autre que celle des entreprises industrielles, commerciales, agricoles. L’instabilité politique en France, l’insécurité qui s’y joint (et non le cléricalisme), est une des causes du ralentissement des entreprises, en comparaison de

  1. Le Devenir social considérait que ce projet, atteignant les entrepreneurs de culture, rendrait la République profondément impopulaire.
  2. Le Capital, préface de la première édition française, p. 11.