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merveilleusement les caprices des grands arbres, qu’il suffit d’en poser un sur ses tatamis pour se croire dans une forêt. On vendait aussi, parmi les bibelots favorables, des chats en porcelaine ou en carton blanc, dont la patte relevée voulait agripper au passage l’insaisissable bonheur. Partout des fillettes en ramages et des jeunes filles aux ceintures multicolores jouaient avec des raquettes, de belles raquettes dont l’envers représentait les acteurs fameux du Japon. N’allez pas vous figurer des images grossièrement peintes sur des planchettes de bois. Une main délicate les a composées avec des morceaux de crêpe éclatant, si bien qu’elles s’animent, parlent, vivent, ressuscitent les héros morts et les enchantemens du passé.

Ce symbolisme ingénu, ces plantes heureuses qui ont une âme et qui, plus tard, entreront au paradis bouddhiste avec les âmes qu’elles entretiennent de vertes illusions, ces emblèmes divins, dont les fortes têtes de l’incrédulité n’ont pas encore pris ombrage, cette réjouissance où le vieux Japon convie les bêtes et les arbres et respire en un monde de génies bienfaisans, tout me ramenait à la patrie lointaine, lointaine dans l’espace et lointaine dans le temps. Nous aussi nous avons connu ces fêtes, et plus intimes peut-être, plus profondes ! Du trente-et-un décembre au premier janvier, les boutiques ne fermèrent pas. Vers minuit, les gongs des églises bouddhistes, qui de tous les côtés de la ville se répondaient, commencèrent d’égrener leurs coups graves et sonores, tandis que le peuple réveillonnait doucement, et, devant les « tables de délices » où les femmes avaient servi des crustacés, des poissons, des oranges et des herbes marines, souriait à ses patrons célestes et à ses fantaisies légendaires.

Pour des gens qui se civilisent, Japonais, vous êtes étranges !


ANDRE BELLESSORT.