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dépeint la sérénité enfantine et dit que le sourire ne quittait pas ses lèvres, d’où vient donc que la vue de sa capitale me remplit l’âme de tristesse ? Les choses et les êtres y subissent une manière d’écrasement douloureux. Les frêles maisons étouffent et ploient sous leur carapace de tuiles. Leur étage est parfois si bas qu’entre l’auvent et la saillie de la toiture il ne saurait y avoir de place que pour des corps couchés. Les arbres trapus, en sentinelle sur les talus et les vieux remparts, ne seraient ni plus tors ni leurs branches plus crispées, battus d’un éternel orage. Les uns font explosion au ras du sol et ruent dans tous les sens leurs contorsions reptiliennes. Les autres se recourbent et rampent âprement vers la terre, comme s’ils voulaient s’y replonger ou en implorer une sève moins pauvre. D’autres, retenus par leurs racines, se projettent du haut des berges et précipitent leur tête échevelée. Leur effet est d’un pittoresque poignant. Et je regardais passer entre leurs ombres difformes les femmes au des cintré ; sous ces toits excessifs, j’entrevoyais une population qui vit, mange, cause, se traîne à genoux et, même debout, garde l’empreinte de cette posture suppliante, — gens duplicata ; — je notais que les visages, dès qu’ils ont lâché le masque souriant de la politesse, retombent souvent à l’état des faces dont les muscles n’ont jamais souri, et qu’il ne sort de leurs yeux ni lumière ni étincelle ; et je me demandais par moment si nous n’étions pas entrés dans un monde misérable, héréditairement courbé sous on ne sait quelle effrayante menace.

Mais, à peine formulée, cette impression se dissipait devant un site charmant, une allée d’arbres fièrement lancée à la conquête d’un petit temple ; une église bouddhiste au portique chinois, entouré d’une armée de lanternes dont les rangs s’espacent sous la paix ensoleillée des cryptomérias ; un jardin, dont l’ordonnateur avait reproduit en raccourci les beautés coutumières de la nature japonaise. Je distinguais un ermitage dans les genévriers et les gardénias : ses vitres de papier, autour de son étroit balcon, avaient la douceur légèrement grenue des carreaux couverts de givre. Le poli de son bois résineux, la délicatesse de sa charpente me disaient : « Ici, passant, on se contente de peu, mais ce peu, on l’achève. » Ou encore j’étais distrait par une de ces antithèses qui fourmillent à Tokyo et dressent au milieu d’une civilisation exotique et vieillie des pans d’européanisme rapidement bâclés. Toute une aile de la ville est accablée par un monument comme