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odeur de poisson. Les grandes coques de cheveux et les hauts chignons déployaient leur élégance empesée ; quelques têtes de femmes étaient voilées à l’orientale d’un morceau d’étoffe bleu pâle ; et plus d’un homme, sous son kimono entre-bâillé, montrait ses maigres jambes sans poil mordues par la bise. Sitôt que les barrages furent ouverts, il se produisit une bousculade silencieuse. Les coudes se démenaient comme à l’insu de leurs propriétaires, qui regardaient droit devant eux avec une morne impassibilité. Et, sous la course des getas, les dalles du quai retentirent un instant d’un fracas de battage au fléau. Et l’entrée à Tokyo, quelle enfilade de hameaux piteux ! Quelle Chine éteinte !

La gare de Shimbashi était aussi sale que celle de Yokohama. Sur la place, en face de nous, au milieu d’un pâté de maisons, une bicoque surmontée d’une espèce d’atelier de photographe arborait le titre français de Restaurant. Un petit tramway sans impériale, rouillé, déteint, sordide, attelé de deux haridelles, avait déraillé devant sa porte. A droite, un canal, des ponts, des baraques hybrides, mi-japonaises, mi-européennes, des rues pierreuses. Nous jetâmes à nos traîneurs le nom du Métropole-Hotel ; ils nous répondirent par un  ! quasi teutonique et prirent leur course. Ils traversèrent des ponts recourbés, des chantiers de démolitions, des carrefours où parfois, d’un assemblage de cabanes, s’élevait un édifice de briques, qui semblait gêné de sa croissance rapide, comme un grand nigaud d’adolescent au milieu de vieillards ratatinés ; et nous parvînmes enfin, à l’embouchure d’un fleuve, dans un quartier entouré de canaux, dont les maisons peintes, les jardins et les vérandas témoignaient assez qu’il était réservé aux « diables venus de la mer. » Cependant, j’y aperçus de loin un horrible toit de pagode, si grossièrement taillé que, malgré mes déceptions, je m’étonnais encore que les Japonais eussent pu donner une telle disgrâce à leur architecture. Mais j’appris bientôt que des pasteurs protestans, anglais ou américains, en étaient seuls responsables et que ce chapeau de Gargantua chinois abritait une secte réformée. Nous entrâmes à l’hôtel ; le gérant affairé, suant et soufflant, distribuait force bourrades à sa valetaille fourchue qui, derrière lui, clignait des yeux et tirait la langue, tandis que des bicyclistes anglais, servis à part dans un salon voisin, y faisaient un vacarme d’enfer.

Si mes premières promenades à Tokyo ne m’ont pas encore